Education et mondialisation : une école des savoirs ou seulement des savoir-faire ?

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Examinons la seconde question : école des savoirs ou seulement des savoir-faire ? Des savoirs pour quoi faire ? Se demande-t-on de plus en plus. Car voyez-vous, le plus important aujourd’hui, c’est d’être pratique. Rien à voir avec le fameux honnête homme classique. A l’heure du chômage de masse, il n’y a pas de préoccupation plus légitime. Et d’ailleurs, c’est quoi, les savoirs ? La question peut sembler saugrenue. Les savoirs ne sont rien de plus que des avoirs immatériels. Pour le Grand Robert de la langue française, un savoir est un « Avoir présent à l’esprit (un objet de pensée qu’on identifie et qu’on tient pour réel) ». Une opposition entre savoir et connaître permet de faire du chemin supplémentaire : « Le verbe savoir admet peu de compléments substantifs, par rapport à connaître; ces compléments désignent en général des caractères abstraits (savoir les circonstances, les particularités de…) ou des signes (savoir une nouvelle). Cependant, même dans ces emplois, savoir est marqué par rapport à connaître, et l’usage courant construit ce verbe avec des compléments indéterminés (savoir quelque chose, savoir une chose), démonstratifs, indéfinis » dit le Grand Robert de la langue française. Remontons ci-dessus pour retrouver ce « tenir pour réel ». Cette expression oppose d’emblée savoir et avoir, au détriment du savoir. Le savoir ne serait qu’un avoir imaginaire, de substitution.

Ce que nous avons de plus précieux, de plus cher, peut-on légitimement se demander, est-il matériel ? Il y aurait beaucoup à discuter sur le sujet. Nos sentiments ne sont point des idées, ils sont liés à nos sens par la sensation. On peut douter de la réalité de l’amour, mais on doute rarement de celle de la joie ou de la colère. Mais la représentation que l’on se fait de ces sentiments devient idée et par conséquent objet de savoir. A l’idée de l’amour, on peut préférer l’amour même, et vice versa.

Certains savoirs sont connectés au réel par le biais del’action. Ils sont de ce fait récupérés et mis au service de l’action, et deviennent des savoir-faire. D’autres se cantonnent dans le domaine de la jouissance intellectuelle et, à la limite, éloignent de l’action, divertissent. Ils ne sont alors intéressants que lorsque leurs retombées sont commercialisables, marchandisables. Ces savoirs-là sont au service d’autres savoirs, donc coupés du concret. On ne peut pas ne pas penser à Proust, qui parlait de « la culture désintéressée, qui leur paraît comique passe-temps d’oisifs ». D. Roustan cependant met, comme l’on dit, les points sur les i : « Le savoir, dit-il, est la condition nécessaire de la culture, il n’en est pas la condition suffisante […] C’est surtout à la qualité de l’esprit que l’on songe quand on prononce le mot culture, à la qualité du jugement, du sentiment. »[1]. Mais de quoi cette qualité résulte-t-elle ? Et si les savoirs sont sans intérêt, la culture l’est aussi. Parce que sans la culture, tous les savoirs disparaitraient dans les abîmes de l’oubli.

Certains ont pensé et pensent encore que la culture n’est qu’une préoccupation bourgeoise. Antonin Artaud nous le rappelle lorsqu’il écrit : « Avant d’en revenir à la culture je considère que le monde a faim, et qu’il ne se soucie pas de la culture; et que c’est artificiellement que l’on veut ramener vers la culture des pensées qui ne sont tournées que vers la faim. »[2] Il faudrait rappeler à tous ceux qui pensent comme A. Artaud que le monde produit plus que ce qu’il faudrait pour nourrir toutes les bouches de la planète, mais que la gestion marchande de cette production fait que des centaines de millions d’individus continuent à mourir de faim ou à souffrir de malnutrition. On retrouve là en tout cas des théories marquées aux extrêmes, comme celle de la pyramide des besoins de Maslow. La qualité est-elle à ce point dépendante de la quantité ? Je ne le pense pas. Tuer l’école des savoirs, au nom d’une quête effrénée de l’efficacité pratique, c’est de ce fait tuer l’école de la culture, donc de la qualité. Comme le martèle Jean-Paul Brighelli, « Le remplacement de la transmission de connaissances par l’évaluation de compétences revient à mettre à mort la culture classique – à commencer par la maîtrise de la langue. À qui s’étonnerait que les enfants et les adolescents maîtrisent désormais de façon fort aléatoire les codes du français, à commencer par l’orthographe, si discriminatoire, les pédagos rétorqueront qu’il ne faut pas s’arcbouter sur des codes bourgeois désormais dépassés.»[3]Y aurait-il un complot contre la culture ? Et pourquoi ?

Eduquer pour une mondialisation humaniste, L’Harmattan, 2015, pp.48-50

 

[1] D. Roustan, la Culture au cours de la vie, p. 15, in Lalande, cité par Le Grand Robert de la langue française.

[2] A. Artaud, Le Théâtre et son double, Idées/Gallimard, 1938, p. 9.

[3] Jean-Paul Brighelli, « Comment les pédagogistes ont tué l’école. », in Le Point du 28 novembre 2014.