L’école est le laboratoire de la société de demain. L’on peut y produire des vaccins contre les maux qui minent la société où des virus, des armes bactériologique et chimiques qui démoliront celle-ci et la réduiront à néant. Elle peut aider à la transformation de la société ou à sa damnation. Les exemples historiques abondent dans un sens ou dans l’autre, il suffit de jeter un coup d’œil dans le rétroviseur. Le cas sud-africain, que raconte Nelson Mandela nous semble suffisamment éloquent, dans un contexte comme le Cameroun où ceux qui sont aux affaires savent, compte tenu de leur grand âge, que les conséquences du programme éducatif mis en place aujourd’hui se manifesteront probablement quand la plupart d’entre eux auront quitté les affaires et la vie. Et les autres ? Les gouvernés, qu’en pensent-ils ?
1. La lutte contre la Bantu Education Act de 1953
« Le transfert du contrôle de l’éducation des Africains au ministère des affaires indigènes devait avoir lieu le 1er avril 1955 et l’ANC commença à envisager un boycott des écoles à partir de cette date. Dans nos discussions secrètes au sein de la direction nous nous demandions si nous devions demander aux gens de protester pendant une période limitée ou si nous devions proclamer un boycott permanent afin de détruire l’éducation bantoue avant qu’elle ait pu prendre racine. La discussion était animée et les deux côtés avaient des avocats énergiques. Ceux qui défendaient un boycott illimité affirmaient que l’éducation bantoue était un poison qu’on ne pouvait boire même si l’on allait mourir de soif. L’accepter sous quelque forme que ce soit causerait des dégâts irréparables. Ils soutenaient que le pays était au bord de l’explosion et que les gens attendaient avec impatience autre chose qu’une simple protestation.
Bien qu’ayant la réputation d’être un boutefeu, j’avais toujours pensé que l’organisation ne devait jamais promettre plus qu’elle ne pouvait tenir sinon les gens ne lui feraient plus confiance. Je défendis l’idée que nos actions ne devaient pas se fonder sur des considérations idéalistes mais pratiques. Un boycott illimité eût exigé une énorme organisation et de vastes ressources que nous n’avions pas et nos précédentes campagnes ne montraient pas que nous étions prêts pour une telle entreprise. Il nous était tout à fait impossible de créer assez rapidement nos propres écoles pour accueillir des centaines de milliers d’élèves, et nous devions offrir une solution à notre peuple. Avec d’autres, j’étais pour une semaine de boycott.
La direction nationale décida qu’elle commencerait le 1er avril. C’est ce qu’elle proposa à la conférence annuelle en décembre 1954, à Durban, mais les délégués rejetèrent la proposition et votèrent un boycott illimité. La conférence était l’autorité suprême, avec plus de pouvoir même que la direction nationale, et nous nous sommes retrouvés chargés d’un boycott à peu près impossible à mettre en place. Le Dr Verwoerd annonça que le gouvernement fermerait définitivement les écoles qui seraient boycottées et qu’on ne réadmettrait pas les enfants absents.
Pour que le boycott fonctionne, il faudrait que la communauté y participe et remplace les écoles. J’ai parlé à des parents et à des membres de l’ANC pour leur dire que chaque maison, chaque cabane devait devenir un lieu d’éducation pour les enfants.
Le boycott commença le 1er avril avec des résultats mitigés. Il était souvent sporadique, désorganisé et inefficace. Dans l’est du Rand, il concernait environ 7.000 écoliers. Au petit matin, des manifestations demandaient aux parents de garder leurs enfants à la maison. Des femmes faisaient des piquets de grève devant les écoles et récupéraient les enfants qui y erraient.
A Germiston, un township au sud-est de la ville, Joshua Makue, président de la branche locale de l’ANC organisa une école pour 800 enfants, qui fonctionna pendant trois ans. A Port Elizabeth, Barrett Tyesi quitta son poste d’enseignant du gouvernement pour diriger une école d’enfants participant au boycott. En 1956, il présenta 70 d’entre eux au certificat d’études ; seuls trois échouèrent. Dans beaucoup d’endroits, des écoles improvisées (appelées « clubs culturels » pour ne pas attirer l’attention des autorités) accueillaient des enfants. En conséquence, le gouvernement fit voter une loi qui rendait l’enseignement non autorisé passible d’amende ou d’emprisonnement. La police harcela ces clubs culturels mais beaucoup d’entre eux poursuivirent leur activité clandestine. A la fin, les écoles de la communauté disparurent, et les parents, devant choisir entre une éducation au rabais et pas d’éducation du tout, choisirent la première solution. Mes enfants fréquentaient une école des adventistes du septième jour qui était privée et qui ne dépendait pas des subventions gouvernementales.
Il fallait juger la campagne sur deux niveaux : si l’objectif immédiat avait été atteint, et si la campagne avait politisé un plus grand nombre de gens en les entraînant dans la lutte. Sur le premier point, la campagne avait manifestement échoué. Nous n’avions pas réussi à fermer les écoles africaines dans tout le pays et nous ne nous étions pas débarrassé de la Bantu Education Act. Mais le gouvernement avait été suffisamment ébranlé par notre protestation pour modifier la loi et à un moment Verwoerd fut obligé de déclarer que l’éducation serait la même pour tout le monde. Le projet de programme scolaire que le gouvernement présenta en novembre 1954 traduisait un recul par rapport à la conception première consistant à modeler le système scolaire sur des bases tribales. A la fin, nous avons dû choisir le moindre mal, c’est-à-dire un enseignement inférieur. Mais les conséquences de l’éducation bantoue sont revenues hanter le gouvernement de façon inattendue. Car c’est l’éducation bantoue qui a produit la génération des années 70 de la jeunesse noire, la plus violente et la plus révoltée que le pays avait jamais connue. Quand ces enfants de l’éducation bantoue eurent vingt ans, ils se soulevèrent avec ardeur ».
Nelson Mandela, Un long chemin vers la liberté, Paris, Fayard, 1994, pp. 206-208
2. La révolte des enfants de Soweto en 1976 : une conséquence directe de l’éducation bantoue
« Malgré toute notre attention à réunir les nouvelles et les informations, nous ne connaissions les événements courants que de façon très imparfaite. Ce qui se passait dans le monde extérieur ne nous parvenait qu’atténué et par la rumeur ; ce n’est que plus tard qu’un article de journal ou un visiteur le confirmait.
En juin 1976, nous avons commencé à entendre parler d’un grand soulèvement dans le pays. Il s’agissait de récits fantaisistes et improbables : la jeunesse de Soweto avait vaincu l’armée et les soldats avaient jeté leurs armes et s’étaient enfuis. Ce n’est qu’en août, quand les jeunes impliqués dans le soulèvement du 16 juin ont commencé à arriver à Robben Island, que nous avons appris ce qui s’était réellement passé.
Le 16 juin 1976, quinze mille écoliers se réunirent à Soweto pour protester contre la décision du gouvernement selon laquelle la moitié des classes de l’enseignement secondaire devraient désormais avoir lieu en afrikaans. Les élèves ne voulaient pas étudier et les professeurs ne voulaient pas enseigner dans cette langue qui était celle de l’oppresseur. Les demandes et les pétitions des parents et des enseignants n’avaient pas été entendues. Un détachement de la police affronta cette armée d’écoliers et ouvrit le feu sans sommations en tuant un enfant de treize ans, Hector Pieterson, et beaucoup d’autres. Les enfants se battirent avec des bâtons et des pierres et cela déclencha un immense chaos, et des centaines d’enfants blessés et deux blancs lapidés.
Ces événements se répercutèrent sur chaque ville et chaque township d’Afrique du Sud. Le soulèvement déclencha des émeutes et des violences dans tout le pays. Les enterrements des victimes devinrent des lieux de rassemblement. Brusquement la jeunesse d’Afrique du Sud s’enflamma avec un esprit de protestation et de révolte. Les élèves boycottèrent les écoles. Les responsables de l’ANC se joignirent aux enfants pour les soutenir activement. L’éducation bantoue revenait hanter ses promoteurs car cette jeunesse en colère et audacieuse en était le produit [souligné par nous].
En septembre, le quartier d’isolement se remplit de jeunes gens arrêtés à la suite du soulèvement. Grâce à des conversations chuchotées dans l’allée contiguë, nous avons appris ce qui s’était passé par les témoins directs. Mes camarades et moi avons repris courage ; l’esprit de la protestation de masse qui était resté endormi pendant les années 60 semblait se réveiller au milieu des années 70. Beaucoup de ces jeunes hommes avaient fui le pays pour rejoindre notre armée, puis ils étaient rentrés clandestinement. Des milliers d’entre eux avaient suivi un entraînement militaire en Tanzanie, en Angola et au Mozambique. En prison, rien n’est plus réconfortant que d’apprendre qu’à l’extérieur des gens soutiennent la cause pour laquelle vous êtes enfermé.
Ces jeunes étaient différents de tous ceux que nous avions vus jusqu’ici. Ils se montraient courageux, hostiles et agressifs, ils refusaient d’obéir aux ordres et criaient amandla ! à chaque occasion. Les autorités ne savaient pas comment s’y prendre avec eux, et ils mettaient l’île sens dessus dessous. Pendant le procès de Rivonia, j’avais dit à un homme de la police de sécurité que si le gouvernement n’accomplissait pas lui-même les réformes, un jour, les combattants de la liberté qui nous remplaceraient feraient que les autorités nous regretteraient. Ce jour-là était arrivé à Robben Island[souligné par nous].
Dans ces jeunes gens, nous sentions l’esprit de colère révolutionnaire de l’époque que j’avais pressenti. Lors d’une visite, quelques mois plus tôt, Winnie avait réussi à me dire dans notre conversation codée qu’une génération de jeunes très mécontents était en train de monter. Ils étaient militants et africanistes. Elle m’avait dit qu’ils changeraient la nature de la lutte et que je devais prendre conscience de leur existence ».
Nelson Mandela, Un long chemin vers la liberté, Paris, Fayard, 1994, pp. 582-584