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Message du SNAES à l’ occasion de la 5ème JME 2016.

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” Valorisons les enseignant(e)s, améliorons leur statut professionnel “

Cette année 2016, l’UNESCO, l’ OIT, l’UNICEF, le PNUD et l’IE ont choisi comme thème de la Journée Mondiale des Enseignant(e)s l’appel qui a ponctué la fin de leur message 2015 : « À l’occasion de la première Journée mondiale des enseignants du nouvel agenda pour l’éducation en vue du développement mondial, nous lançons un appel à la communauté internationale afin qu’elle valorise, appuie et autonomise les enseignants du monde », disaient-ils. Quelles sont les chances pour que cet appel soit entendu cette année plus que par le passé et à qui s’adresse-t-il véritablement ?
Dans un monde chaque jour un peu plus miné par les guerres, le terrorisme, le chômage, la misère et l’extrême précarité, cet appel aux bonnes volontés ne suffira certainement pas. D’après l’UNICEF, 50 millions d’enfants vivent loin de chez eux en raison de guerres, de violences et de persécutions. Tout cela améliore le chiffre d’affaires des grands groupes militaro-industriels du monde, leur permet de signer des contrats faramineux, et donne aux dirigeants de nombre de puissances les moyens de s’imposer sur les meilleures tribunes pour prêcher en faveur de la paix et faire la morale au reste de la planète.
Selon l’UNESCO, il faut recruter aujourd’hui 2,7 millions d’enseignants pour toucher 59 millions d’enfants exclus de toute éducation dans le monde. Par ailleurs, il suffirait chaque année de 26 milliards de dollars supplémentaires pour réussir l’éducation universelle. Comparativement, les dépenses militaires, reparties à la hausse malgré la morosité économique, ont atteint en 2015 le chiffre ahurissant de 1676 milliards de dollars. Ainsi, plutôt que de construire la paix par l’éducation, ceux qui nous gouvernent ont choisi de la construire par la guerre comme en Syrie ou en République démocratique du Congo, comme au Sud Soudan ou au Nord du Cameroun et un peu partout sur la planète.
Pour construire cette paix-là, celle des ruines et des cimetières, ce ne sont évidemment pas les enseignant(e)s qu’il faut valoriser, ce sont les militaires ; ce n’est pas le statut des enseignant(e)s qu’il faut améliorer, c’est celui des armées ; ce ne sont pas les établissements scolaires qu’il faut construire et équiper, ce sont les casernes et les forces armées. La profession d’enseignant est aujourd’hui menacée par la faiblesse des rémunérations qui va de pair avec la complexité des compétences requises pour l’exercer. Il est constamment demandé aux enseignants de faire toujours plus pour des rémunérations et des incitations moindres. La prime de recherche et de documentation d’un agent d’entretien de certains ministères au Cameroun dépasse celle d’un professeur des lycées qui, lui, fait vraiment de la recherche et a réellement besoin de documentation. Dans le même temps, la taille règlementaire des classes est passée de 60 à 80 élèves, les enseignants sont astreints aux cours de soutien pendant les congés de Noël comme de Pâques sans compter les samedis et jours fériés. Ce sont des soldats d’une âpre guerre contre l’ignorance pour le développement durable que le Président de la République ignore superbement depuis des années et dont il foule systématiquement aux pieds les revendications. Quelle chance pensez-vous qu’a l’appel de cette année de les toucher, lui et ses pairs ?
Les victimes quotidiennes des guerres, de toutes les formes de violence et persécutions, ce ne sont pas les hommes puissants qui nous gouvernent ni les hommes riches qui les manipulent dans l’ombre. Dans l’univers de confort et de sécurité qu’ils se sont aménagé, ils ont prévu une éducation de qualité pour les leurs. Un système éducatif parallèle qui ne connaît ni les effectifs pléthoriques, ni les pénuries d’enseignants, d’infrastructures ou d’équipements.
C’est pourquoi l’appel international de cette année à l’occasion de la Journée Mondiale des enseignant(e)s 2016 ne s’adresse qu’à nous. Nous les laissés-pour-compte de tous bords, les victimes de toutes les guerres, de toutes les violences et persécutions ; nous, les sacrifiés de tous les plans d’ajustement structurel ; nous, les travailleurs et plus particulièrement ceux de l’éducation ; nous les enseignants des pauvres dont on pense qu’ils peuvent se passer d’éducation. Oui, c’est à nous que cet appel est lancé. La valeur que nous accorderons à l’enseignant que nous sommes, elle seule aura cours sur la place du marché qu’est le monde actuel : personne ne viendra surenchérir. Si nous la fixons bas, cette valeur, elle le restera. Alors plaçons-la haut, le plus haut que nous pourrons, et maintenons-la à ce niveau-là de toutes nos forces. Si nous sommes prêts à consentir le sacrifice que cela exige, alors nous y parviendrons. Et nous avons le devoir d’y parvenir. Car il ne s’agit pas seulement de sauver notre profession, il s’agit de sauver l’éducation. Et sauver l’éducation, c’est sauver la paix véritable, celle qui repose sur la justice et fonde le socle du développement durable.

Par Roger KAFFO FOKOU Secrétaire Général du SNAES

Education et transformation sociale : l’exemple sud-africain

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L’école est le laboratoire de la société de demain. L’on peut y produire des vaccins contre les maux qui minent la société où des virus, des armes bactériologique et chimiques qui démoliront celle-ci et la réduiront à néant. Elle peut aider à la transformation de la société ou à sa damnation. Les exemples historiques abondent dans un sens ou dans l’autre, il suffit de jeter un coup d’œil dans le rétroviseur. Le cas sud-africain, que raconte Nelson Mandela nous semble suffisamment éloquent, dans un contexte comme le Cameroun où ceux qui sont aux affaires savent, compte tenu de leur grand âge, que les conséquences du programme éducatif mis en place aujourd’hui se manifesteront probablement quand la plupart d’entre eux auront quitté les affaires et la vie. Et les autres ? Les gouvernés, qu’en pensent-ils ?
1. La lutte contre la Bantu Education Act de 1953
« Le transfert du contrôle de l’éducation des Africains au ministère des affaires indigènes devait avoir lieu le 1er avril 1955 et l’ANC commença à envisager un boycott des écoles à partir de cette date. Dans nos discussions secrètes au sein de la direction nous nous demandions si nous devions demander aux gens de protester pendant une période limitée ou si nous devions proclamer un boycott permanent afin de détruire l’éducation bantoue avant qu’elle ait pu prendre racine. La discussion était animée et les deux côtés avaient des avocats énergiques. Ceux qui défendaient un boycott illimité affirmaient que l’éducation bantoue était un poison qu’on ne pouvait boire même si l’on allait mourir de soif. L’accepter sous quelque forme que ce soit causerait des dégâts irréparables. Ils soutenaient que le pays était au bord de l’explosion et que les gens attendaient avec impatience autre chose qu’une simple protestation.
Bien qu’ayant la réputation d’être un boutefeu, j’avais toujours pensé que l’organisation ne devait jamais promettre plus qu’elle ne pouvait tenir sinon les gens ne lui feraient plus confiance. Je défendis l’idée que nos actions ne devaient pas se fonder sur des considérations idéalistes mais pratiques. Un boycott illimité eût exigé une énorme organisation et de vastes ressources que nous n’avions pas et nos précédentes campagnes ne montraient pas que nous étions prêts pour une telle entreprise. Il nous était tout à fait impossible de créer assez rapidement nos propres écoles pour accueillir des centaines de milliers d’élèves, et nous devions offrir une solution à notre peuple. Avec d’autres, j’étais pour une semaine de boycott.
La direction nationale décida qu’elle commencerait le 1er avril. C’est ce qu’elle proposa à la conférence annuelle en décembre 1954, à Durban, mais les délégués rejetèrent la proposition et votèrent un boycott illimité. La conférence était l’autorité suprême, avec plus de pouvoir même que la direction nationale, et nous nous sommes retrouvés chargés d’un boycott à peu près impossible à mettre en place. Le Dr Verwoerd annonça que le gouvernement fermerait définitivement les écoles qui seraient boycottées et qu’on ne réadmettrait pas les enfants absents.
Pour que le boycott fonctionne, il faudrait que la communauté y participe et remplace les écoles. J’ai parlé à des parents et à des membres de l’ANC pour leur dire que chaque maison, chaque cabane devait devenir un lieu d’éducation pour les enfants.
Le boycott commença le 1er avril avec des résultats mitigés. Il était souvent sporadique, désorganisé et inefficace. Dans l’est du Rand, il concernait environ 7.000 écoliers. Au petit matin, des manifestations demandaient aux parents de garder leurs enfants à la maison. Des femmes faisaient des piquets de grève devant les écoles et récupéraient les enfants qui y erraient.
A Germiston, un township au sud-est de la ville, Joshua Makue, président de la branche locale de l’ANC organisa une école pour 800 enfants, qui fonctionna pendant trois ans. A Port Elizabeth, Barrett Tyesi quitta son poste d’enseignant du gouvernement pour diriger une école d’enfants participant au boycott. En 1956, il présenta 70 d’entre eux au certificat d’études ; seuls trois échouèrent. Dans beaucoup d’endroits, des écoles improvisées (appelées « clubs culturels » pour ne pas attirer l’attention des autorités) accueillaient des enfants. En conséquence, le gouvernement fit voter une loi qui rendait l’enseignement non autorisé passible d’amende ou d’emprisonnement. La police harcela ces clubs culturels mais beaucoup d’entre eux poursuivirent leur activité clandestine. A la fin, les écoles de la communauté disparurent, et les parents, devant choisir entre une éducation au rabais et pas d’éducation du tout, choisirent la première solution. Mes enfants fréquentaient une école des adventistes du septième jour qui était privée et qui ne dépendait pas des subventions gouvernementales.
Il fallait juger la campagne sur deux niveaux : si l’objectif immédiat avait été atteint, et si la campagne avait politisé un plus grand nombre de gens en les entraînant dans la lutte. Sur le premier point, la campagne avait manifestement échoué. Nous n’avions pas réussi à fermer les écoles africaines dans tout le pays et nous ne nous étions pas débarrassé de la Bantu Education Act. Mais le gouvernement avait été suffisamment ébranlé par notre protestation pour modifier la loi et à un moment Verwoerd fut obligé de déclarer que l’éducation serait la même pour tout le monde. Le projet de programme scolaire que le gouvernement présenta en novembre 1954 traduisait un recul par rapport à la conception première consistant à modeler le système scolaire sur des bases tribales. A la fin, nous avons dû choisir le moindre mal, c’est-à-dire un enseignement inférieur. Mais les conséquences de l’éducation bantoue sont revenues hanter le gouvernement de façon inattendue. Car c’est l’éducation bantoue qui a produit la génération des années 70 de la jeunesse noire, la plus violente et la plus révoltée que le pays avait jamais connue. Quand ces enfants de l’éducation bantoue eurent vingt ans, ils se soulevèrent avec ardeur ».
Nelson Mandela, Un long chemin vers la liberté, Paris, Fayard, 1994, pp. 206-208
2. La révolte des enfants de Soweto en 1976 : une conséquence directe de l’éducation bantoue
« Malgré toute notre attention à réunir les nouvelles et les informations, nous ne connaissions les événements courants que de façon très imparfaite. Ce qui se passait dans le monde extérieur ne nous parvenait qu’atténué et par la rumeur ; ce n’est que plus tard qu’un article de journal ou un visiteur le confirmait.
En juin 1976, nous avons commencé à entendre parler d’un grand soulèvement dans le pays. Il s’agissait de récits fantaisistes et improbables : la jeunesse de Soweto avait vaincu l’armée et les soldats avaient jeté leurs armes et s’étaient enfuis. Ce n’est qu’en août, quand les jeunes impliqués dans le soulèvement du 16 juin ont commencé à arriver à Robben Island, que nous avons appris ce qui s’était réellement passé.
Le 16 juin 1976, quinze mille écoliers se réunirent à Soweto pour protester contre la décision du gouvernement selon laquelle la moitié des classes de l’enseignement secondaire devraient désormais avoir lieu en afrikaans. Les élèves ne voulaient pas étudier et les professeurs ne voulaient pas enseigner dans cette langue qui était celle de l’oppresseur. Les demandes et les pétitions des parents et des enseignants n’avaient pas été entendues. Un détachement de la police affronta cette armée d’écoliers et ouvrit le feu sans sommations en tuant un enfant de treize ans, Hector Pieterson, et beaucoup d’autres. Les enfants se battirent avec des bâtons et des pierres et cela déclencha un immense chaos, et des centaines d’enfants blessés et deux blancs lapidés.
Ces événements se répercutèrent sur chaque ville et chaque township d’Afrique du Sud. Le soulèvement déclencha des émeutes et des violences dans tout le pays. Les enterrements des victimes devinrent des lieux de rassemblement. Brusquement la jeunesse d’Afrique du Sud s’enflamma avec un esprit de protestation et de révolte. Les élèves boycottèrent les écoles. Les responsables de l’ANC se joignirent aux enfants pour les soutenir activement. L’éducation bantoue revenait hanter ses promoteurs car cette jeunesse en colère et audacieuse en était le produit [souligné par nous].
En septembre, le quartier d’isolement se remplit de jeunes gens arrêtés à la suite du soulèvement. Grâce à des conversations chuchotées dans l’allée contiguë, nous avons appris ce qui s’était passé par les témoins directs. Mes camarades et moi avons repris courage ; l’esprit de la protestation de masse qui était resté endormi pendant les années 60 semblait se réveiller au milieu des années 70. Beaucoup de ces jeunes hommes avaient fui le pays pour rejoindre notre armée, puis ils étaient rentrés clandestinement. Des milliers d’entre eux avaient suivi un entraînement militaire en Tanzanie, en Angola et au Mozambique. En prison, rien n’est plus réconfortant que d’apprendre qu’à l’extérieur des gens soutiennent la cause pour laquelle vous êtes enfermé.
Ces jeunes étaient différents de tous ceux que nous avions vus jusqu’ici. Ils se montraient courageux, hostiles et agressifs, ils refusaient d’obéir aux ordres et criaient amandla ! à chaque occasion. Les autorités ne savaient pas comment s’y prendre avec eux, et ils mettaient l’île sens dessus dessous. Pendant le procès de Rivonia, j’avais dit à un homme de la police de sécurité que si le gouvernement n’accomplissait pas lui-même les réformes, un jour, les combattants de la liberté qui nous remplaceraient feraient que les autorités nous regretteraient. Ce jour-là était arrivé à Robben Island[souligné par nous].
Dans ces jeunes gens, nous sentions l’esprit de colère révolutionnaire de l’époque que j’avais pressenti. Lors d’une visite, quelques mois plus tôt, Winnie avait réussi à me dire dans notre conversation codée qu’une génération de jeunes très mécontents était en train de monter. Ils étaient militants et africanistes. Elle m’avait dit qu’ils changeraient la nature de la lutte et que je devais prendre conscience de leur existence ».

Nelson Mandela, Un long chemin vers la liberté, Paris, Fayard, 1994, pp. 582-584

Quelle école aujourd’hui pour le Cameroun de demain ?

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17« L’homme est par nature un animal politique », disait Aristote. En d’autres termes, il est fait pour vivre en société. Mais de quel homme et de quelle société parlait donc Aristote ? Car, « C’est un sujet merveilleusement vain, divers et ondoyant que l’homme », a affirmé Michel de Montaigne. Et pareillement, l’on peut dire qu’il y a autant de sociétés que d’époques et de lieux. Il faut donc s’entendre, et sur le type d’homme, et sur le type de société qu’il convient, selon l’époque et le lieu. En gardant toutefois à l’esprit que, ainsi que l’a si bien écrit Cheikh Hamidou Kane, la mondialisation ne nous laisse désormais qu’une étroite marge de choix. Une marge que peuvent encore grignoter les contraintes locales. Heureusement, des exemples anciens et actuels existent pour nous rappeler qu’il reste un moyen privilégié à notre disposition pour atteindre la fin que nous aurons choisi : une école appropriée.

I. Les contraintes stratégiques de la mondialisation
La mondialisation, disait François de Bernard, est un projet. « Elle désigne des moyens que les hommes se donnent pour atteindre certains buts ». Mais que l’on soit au cœur ou à la périphérie de la mondialisation, celle-ci impose aujourd’hui à notre action au moins trois contraintes principales :
– globalisation des risques : crises financières et économiques, crises humanitaires, crises morales (homosexualité/terrorisme), crises écologiques (réchauffement de la planète et conséquences), crises sanitaires…
– exacerbation de la guerre économique dont les armes sont technologiques : au cœur de celle-ci, le concept de frontière technologique qui distingue et classe les pays en leaders, imitateurs ou simples suiveurs/consommateurs, le dernier groupe étant à la périphérie du système-monde actuel. Et pour tirer son épingle de cette guerre économique, il ne faut pas moins qu’une armée intellectuelle.
– Course aux armements classiques et nouveaux pour soutenir/servir la guerre économique : il suffit de visiter le budget du pentagone, de la défense chinoise, russe, saoudienne, française, britannique ; de penser à l’actuelle course aux drones, aux cyber armées de tous les camps, aux robots tueurs que le pentagone dont aspire à s’équiper l’armée américaine…
La mondialisation est tout sauf une plaisanterie, une cour de récréation ou un rendez-vous galant. C’est un champ de bataille… Sommes-nous armés pour y survivre ?
II. Les contraintes du contexte local
Deux paramètres décisifs nous permettent de mesurer nos chances de survie sur le champ de bataille de la mondialisation : notre position actuelle, et les moyens dont nous y disposons.
– Notre position actuelle : dans les catégories que nous avons relevées en supra – leader, imitateurs, suiveur/consommateurs – nous sommes relégués à la queue, au stade de simples consommateurs des idées, des biens et des services produits à la frontière technologique ou par les imitateurs qui talonnent les acteurs de ladite frontière. C’est une situation de balance chroniquement déficitaire sur tous les plans, donc de pauvreté assurée, que nul ne peut aspirer à conserver.
– Nos moyens : ils ne sont pas inexistants, ils sont actuellement faibles mais avec un potentiel très élevé qu’il faut actualiser. Personne ne le fera à notre place, il nous faudra nous en charger nous-mêmes. Comment ? En nous inspirant des modèles passés ou présents, nous pouvons à terme élaborer notre propre modèle.
III. Les exemples qui nous interpellent : l’homme comme une construction délibérée
Dans La Guerre du Péloponnèse (tr. Roussel, Gallimard, 1966), Thucydide écrit : « N’imaginez pas qu’un être humain puisse être très différent d’un autre. La vérité, c’est que l’avantage reste à celui qui a été formé à la plus rude école. » Les nations qui ont marqué durablement l’histoire ancienne ou moderne, il est aisé de le constater, ont dû, pour y arriver, rêver et fabriquer le type d’homme dont elles avaient besoin pour cette fin. Il suffit d’examiner les cas de la Grèce antique, du Japon du bushido et des samouraïs, de l’Europe de la chevalerie, enfin de l’Allemagne du lendemain de la Grande guerre. Trois exemples relativement positif et un exemple globalement négatif dont les destins sont indissociables des valeurs qu’ils ont respectivement cultivées.

IV. Quelle école aujourd’hui pour le Cameroun de demain ?
Cheikh Hamidou Kane a écrit : « L’école étrangère est la forme nouvelle de la guerre que nous font ceux qui sont venus ». L’école est donc une institution guerrière. On préfère d’habitude dire pudiquement stratégique. Soit elle est pour nous – elle est alors endogène – soit elle est contre nous – elle est dans ce cas étrangère. Pour que notre école soit au service de notre survie et de notre développements, elle doit vérifier au moins deux conditions essentielles : être repositionnée sur notre schéma stratégique et véhiculer des contenus et des méthodes appropriés.
1. Sur le repositionnement stratégique
Le schéma stratégique actuel privilégie les infrastructures d’exploitation des ressources naturelles (projets dits structurants) et les infrastructures de consommation (succursalisation du secondaire et du tertiaire) au service du grand capital transnational mais qui alimente les économies du centre ; l’école est pour l’instant reléguée au rôle d’appoint : il faut inverser ce schéma pour plusieurs raisons :
– Les pays qui sont à la frontière technologique aujourd’hui ont depuis longtemps compris qu’ils le sont grâce à l’école : aussi y investissent-ils massivement pour en améliorer la qualité. En 2006, sur les 200 meilleures universités du monde, 26.5% sont américaines, 76.5% occidentales, et le reste asiatique. Ce score s’est amélioré en 2015 où 36% sont américaines et 84% occidentales.
– Déjà en 1962Fritz Machlup pose les premiers jalons de ce que l’on appellera plus tard l’économie de la connaissance, dans son livre The production and distribution of knowledge in the United States. Il révèle en 1962dans une étude que l’industrie de la connaissance représente 29 % du PIB aux États-Unis en 1958 ; une autre étude de Rubin et Taylor montre que cette part est de 34 % aux Etats-Unis en 1980. Les industries de la connaissance représentent, à la fin de la décennie 1990, plus de 50 % du PIB de l’ensemble de la zone OCDE contre 45 % en 1985 et connaissent une croissance supérieure au PIB dans la plupart des pays.
– Selon un rapport publié sur le site du Sénat français (8 février 2015)[1], le monde est entré dans une économie devenue schumpétérienne. On sait que Schumpeter a cherché à expliquer les cycles économiques par ce qu’il appelle les vagues technologiques. Pour lui, un phénomène de « grappes d’innovations » est à l’origine de phases d’expansion comme de récession qui lui succèdent. Et selon qu’il est à la frontière technologique ou qu’il en est éloigné, un pays peut orienter sa stratégie de croissance tantôt sur l’innovation, tantôt sur l’imitation, avec pour principale ambition de réduire son retard technologique à terme pour rejoindre dans un certain nombre de domaines la frontière technologique.
2. Des contenus plus appropriés
Une école ambitieuse dans ses contenus et qui est à la fois une école des savoirs et des savoir-faire et des savoir-êtres.
Comme école des savoirs, elle doit accorder une importance indiscutable à la maîtrise et à la production des savoirs : production des idées (sciences sociales/sciences politiques), production de l’innovation scientifique et technologique (production et commercialisation/exploitation des brevets), seul moyen de se rapprocher de la frontière technologique pour espérer un jour obtenir une part du vaste marché des savoirs
Comme école des savoir-faire, elle doit accorder une place tout aussi importante à la maîtrise des techniques et des technologies déjà produites en vue de permettre l’insertion du pays dans le stade intermédiaire de l’imitation, transition incontournable si l’on veut à terme sortir du simple apprentissage de la consommation pour se rapprocher, à travers la production imitée des biens et des services inventés à la frontière technologique, plutôt que de se cantonner à leur importation, stratégie génératrice de pauvreté et non de croissance.
Comme école des savoir-être, elle doit cultiver des valeurs guerrières et patriotiques. Ne pouvant entretenir une armée de métier aussi puissante que les grands pays, notre taille nous oblige à faire de chaque citoyen un soldat. Pour cela :
– ses enseignants doivent être des soldats (Jules Ferry ne disait-il pas de l’instituteur français de son époque qu’il est le hussard de la république ?), donc faire leur service militaire
– ses apprenants doivent être disciplinés : il faut donc sortir de l’école de la facilité, du divertissement permanent et de la jouissance.
Pour être une école patriotique, elle doit développer et transmettre nos valeurs culturelles, nous enseigner à être fiers de nous-mêmes (la mythologie officielle de Vercingétorix qui a largement contribué à bâtir la fierté des Français pour leur pays est largement fabriquée : contrairement à celle-ci, la Gaule ne résista à Rome que huit années alors que la péninsule ibérique n’avait pu être soumise qu’après une résistance de deux siècles).Il nous faut sortir de Mamadou et Bineta et de ses substituts plus ou moins déguisés. Un tel programme naturellement exige des pédagogies appropriées. Ainsi que le propose Benoît Verhaegen dans le cas des pays sous-développés (« L’enseignement contre le développement », Ethiopiques numéro 10, avril 1977), il faut « enracine[r] l’enseignement dans les valeurs, la culture, les conditions de vie, les besoins de la masse rurale et urbaine, qu’on parle sa langue, qu’on connaisse et enseigne son histoire, qu’on échange avec elle les résultats de la connaissance scientifique. D’autre part toute matière d’enseignement doit inclure une confrontation de l’élève avec les réalités concrètes du sous-développement et de la dépendance et une analyse des causes. »
3. des méthodes approches pédagogiques plus adaptées
Les méthodes et approches pédagogiques sont des technologies éducatives qui mettent en œuvre des visions du monde différentes. Il ne faut donc pas les utiliser aveuglement.
L’APO, en développant les savoirs (là est son lien avec l’école dite traditionnelle), forme l’esprit critique et des hommes plus indépendants. Les produits de l’APO sont ainsi plus à même de constituer une force politique et de contester le statu quo et l’ordre établi. Ils sont plus à même de révolutionner les savoirs dans tous les domaines et donc de produire l’innovation.
L’APC centre le processus d’éducation sur l’apprenant – mais vide l’éducation de son potentiel de contestation en évacuant des programmes les contenus au profit des compétences. Les produits de l’APC sont peu aptes à penser par eux-mêmes, sont plus soumis, mais en revanche moins créatifs, moins capables de produire l’innovation. L’APC est l’instrument d’une société ayant consacré la division du travail et où il est admis que les masses n’ont pas besoin de penser parce qu’il y a des gens chargés de le faire pour eux. Et généralement, cette classe d’élus se trouve dans les pays du Nord.
En clair, une école qui ne fait pas un dosage équilibrée des approches aussi bien par les objectifs que par les compétences court le risque de handicaper la société qu’elle sert.
« L’homme est par nature un animal politique », disait Aristote. En d’autres termes, il est fait pour vivre en société. Mais de quel homme et de quelle société parlait donc Aristote ? Car, « C’est un sujet merveilleusement vain, divers et ondoyant que l’homme », a affirmé Michel de Montaigne. Et pareillement, l’on peut dire qu’il y a autant de sociétés que d’époques et de lieux. Il faut donc s’entendre, et sur le type d’homme, et sur le type de société qu’il convient, selon l’époque et le lieu. En gardant toutefois à l’esprit que, ainsi que l’a si bien écrit Cheikh Hamidou Kane, la mondialisation ne nous laisse désormais qu’une étroite marge de choix. Une marge que peuvent encore grignoter les contraintes locales. Heureusement, des exemples anciens et actuels existent pour nous rappeler qu’il reste un moyen privilégié à notre disposition pour atteindre la fin que nous aurons choisi : une école appropriée.
Dans une mondialisation qui déploie plus de stratégies de confrontation que de coopération, où les armées classiques conventionnelles et les nouveaux moyens technologiques de défense mais de plus en plus d’attaque sont au service d’une guerre économique féroce, notre société a besoin de s’équiper pour résister mais aussi pour avancer. Parce que malgré les apparences elle n’est rigoureusement identique qu’à elle-même, elle doit se forger des moyens propres pour être à même de relever les défis de la survie et du progrès qui l’interpellent. Contrairement à ce qu’elle s’évertue à faire depuis des décennies – investir massivement dans les infrastructures et marginalement dans la formation quantitative et qualitative des hommes – il est temps qu’elle recentre ses priorités sur l’école. A condition qu’il s’agisse d’une école alliant les savoirs aux savoir-faire et savoir-être, et dont les méthodes et approches pédagogiques favorisent non seulement l’imitation mais le développement de l’esprit critique sans lequel l’imagination créatrice ne saurait survivre pour produire l’innovation.

Par Roger KAFFO FOKOU
Enseignant – Ecrivain- syndicaliste

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