Au plan des réformes, il faut dire que jusque-là, le modèle pédagogique en vigueur est la pédagogie par les objectifs (APO). Historiquement, cette pédagogie a pour fondateur Ralph Tyler (1935). Elle est née à une époque où le taylorisme s’accompagnait du behaviorisme, et visait une organisation scientifique des tâches pour atteindre des objectifs quantifiables et observables. Son but était d’adapter l’homme aux besoins et valeurs du marché et non élever son niveau de conscience. En effet, elle coupe la formation du contexte social de l’apprenant, élimine les valeurs humaines au profit d’un cadre dit rationnel, morcelle les apprentissages et les cloisonne, ce qui leur enlève toute signification. Ce lien entre l’APO et le taylorisme d’une part exprime le lien entre le modèle d’éducation en vigueur (et qui, bien que remis en question par les événements de mai 68, sera généralisé en Europe surtout dans les années 70, ce qui fera douter de la positivité des retombées de mai 68) avec le capitalisme industriel, et d’autre part permet de remonter aux sources de la contestation de ces années-là.
Avec l’APO, l’école devient une entreprise, une école usine (entreprise de formation et d’éducation comme l’appelle Gérald Boutin) chargée de formater les élèves pour en faire des produits aisément absorbables par la société mondialisée de consommation. Qu’en est-il de l’APC ?
Le courant de l’approche par compétences est, comme l’approche par les objectifs, issu du taylorisme et de l’organisation du travail[1]. A la différence de l’APO, elle tient compte des critiques et propositions formulées par le courant de l’école nouvelle contre l’école dite traditionnelle, et qui englobent l’APO. C’est en cela que l’APC apparaît comme un coup de génie. L’histoire retient que dans les années 1920, Dewey insistait sur la part de l’initiative de l’élève dans son apprentissage et ne ménageait pas ses critiques contre l’enseignement magistral et l’autoritarisme de l’école traditionnelle. Le mot d’ordre était alors à la centration de l’éducation sur l’élève plutôt que sur la matière ou l’enseignant. Au contraire, l’APO avait au moins un double défaut : elle prêtait le flan à la critique par ses méthodes peu participatives et, enseignant des savoirs, pouvait être tenue pour responsable de la culture de contestation que développait la jeunesse. Deux défauts que l’APC va tenter de corriger.
La coïncidence qui veut que l’approche par compétences envahit le système éducatif américain justement à la fin des années 60 (à peu près au moment des événements de mai 68) parle d’elle-même. Mais la concomitance ou la successivité ne suffisent pas à établir une relation de cause à effet, comme l’a si bien démontré David Hume. Le modèle éducatif en vigueur à cette époque-là était la cible à la fois des pédagogues et des intellectuels. Ce propos d’Ivan Illich résume assez bien ces critiques : « L’école obligatoire, la scolarité prolongée, la course aux diplômes sont autant de faux progrès. Dévotions rituelles où la société de consommation se rend à elle-même son propre culte, où elle produit des élèves dociles prêts à obéir aux institutions, à consommer des programmes tous faits préparés par des autorités supposées compétentes. À tout cela il faut substituer une véritable éducation qui prépare à la vie dans la vie, qui donne le goût d’inventer et d’expérimenter. Il faut libérer la jeunesse de cette longue gestation scolaire qui la conforme au modèle officiel. »
La mise en œuvre de l’APC permettait ainsi de faire d’une pierre deux coups. Elle calmait la contestation des pédagogues en leur cédant sur un point qu’ils étaient susceptibles de considérer comme fondamental – l’APC centre le processus d’éducation sur l’apprenant – mais vidait l’éducation de son potentiel de contestation en évacuant des programmes les contenus au profit des compétences. Selon le sociologue suisse Perrenoud (1998), le langage faussement familier de l’approche par compétences conduit à sous-estimer l’ampleur du changement de perspective qui en découle et qui appelle à une reconstruction complète des dispositifs et des démarches de formation. Il s’agit là d’une invite à interroger profondément les fondements philosophiques et idéologiques de cette approche avant de l’adopter, contrairement à ce que font nos pouvoirs politiques.
L’APC cumule deux courants de pensée : le constructivisme (ou le socioconstructivisme) et le behaviorisme. Le constructivisme descend en droite ligne du rationalisme socratique en passant par le cartésianisme et le structuralisme. Le behaviorisme quant à lui est héritière de l’empirisme aristotélicien enrichi des apports de l’empirisme anglais des XVIIe et XVIIIe siècles (Locke et Hume) ainsi du positivisme français du XIXe siècle (Auguste Comte et Claude Bernard). Les deux approches s’opposent et comme l’on sait, le constructivisme s’est élaboré par opposition au behaviorisme. Tandis que ce dernier croit en l’objectivité de la connaissance, le premier ne la conçoit pas autrement que subjective, construite par le sujet connaissant. Du behaviorisme, l’APC retiendra surtout l’aspect « comportements observables et mesurables ». Puisque la connaissance est subjective, et que c’est chaque sujet qui construit la sienne, il devient logique de centrer l’éducation non plus sur l’enseignement (il n’y a théoriquement plus grand-chose à enseigner) mais sur l’apprentissage, et puisque l’efficacité du processus se mesure en terme de comportements observables et mesurables, il faut passer des savoirs (immatériels donc non quantifiables et non observables) aux savoir-faire. Rationalisme et empirisme sont toutefois les deux mamelles qui ont nourri la mondialisation bourgeoise et industrielle dès la fin du XVIIIe siècle. Le parti pris de cette mondialisation contre la culture ou pour une culture marchandisable lui est reproché depuis longtemps déjà. Il est vrai, aucune réforme de l’éducation ne sera jamais une panacée. Il faut cependant, comme le fait Gerald Boutin, attirer l’attention sur les dangers qu’il y aurait à adopter de façon inconditionnelle l’approche par compétences. Dans un ouvrage intitulé L’Enseignement de l’ignorance et ses conséquences modernes[2], Jean-Claude Michéa développe la théorie selon laquelle l’on est passé d’un enseignement tournée vers la culture générale et l’émancipation intellectuelle du citoyen à une formation préparant l’individu à la compétition économique du XXIe siècle. D’autres critiques pensent, comme l’écrit Gérald Boutin, que l’usage abusif de l’APC conduit inévitablement à une société fermée, dominée par un groupuscule de « spécialistes ès compétences » dont l’ambition véritable est de modifier les comportements observables de leurs semblables. Ces critiques sont-elles extrêmes ? Certains le pensent. La globalisation des systèmes éducatifs, conjuguée à l’uniformisation des contenus et des méthodes d’enseignement, représente une réelle menace pour la richesse et la diversité de nos sociétés. Le programme PISA (Program for International Student Assessment) conçu par l’OCDE et qui a fait le choix des compétences/capacités parce que, prétend-on, c’est la seule solution pour comparer les acquis des élèves de différents pays qui ne suivent pas les mêmes programmes, est en train d’organiser indirectement une course à l’uniformisation entre les Etats. Et désormais, c’est à qui pourra figurer dans les meilleures places d’un classement d’ores et déjà mondialisé.
Eduquer pour une mondialisation humaniste, L’Harmattan, 2015, pp.68-72
[1] Il est intéressant de noter que, comme dans l’industrie du début du XXe siècle, l’APC combine constructivisme (théorie rationaliste) et le behaviorisme (théorie du comportement).
[2] Jean-Claude Michéa, L’Enseignement de l’ignorance et ses conséquences modernes, Climat, 2006