Education et mondialisation : une histoire d’innovations controversées au tournant des années 1960-1970

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Examinons quelques faits saillants : les innovations les plus hardies comme les plus controversées en pédagogie de ces dernières décennies portent quelques dates clés. Mai 68, les années 70… La date de mai 68 s’inscrit comme un point de rupture, d’une certaine manière. La fin des années 60 marque l’apogée de ce qu’on a appelé les « trente glorieuses » (1945-1975), période au cours de laquelle le capitalisme triomphant pense pouvoir s’autoriser tous les excès à la périphérie mais également au centre. Le fordisme a développé la société de consommation et l’establishment pense que la satisfaction des besoins matériels à travers une consommation effrénée peut non seulement entretenir indéfiniment la production et la croissance, mais acheter la paix sociale au centre et donner les moyens de contenir la périphérie. Mai 68 ne fut pas seulement un mouvement français mais un large mouvement de contestation des « valeurs » d’une certaine mondialisation dans la plupart des pays industrialisés : printemps de Prague en Tchécoslovaquie, manifestation contre la guerre du Vietnam aux Etats-Unis, soulèvement de mai en Italie… Au centre de ces soulèvements, les jeunes et l’éducation,- les ouvriers suivirent le mouvement par la suite – et cela permet de comprendre les évolutions qui seront celles de l’éducation post mai 68.

La grande industrie qui produit les trente glorieuses applique le fordisme et le taylorisme, et formate donc durablement une importante fraction de la société des pays industrialisés à la consommation mais aussi à la soumission. Cette époque de prospérité toute relative quoi qu’on en ait dit – En France en 1966, les salaires des travailleurs étaient très bas, les semaines de travail très longues (jusqu’à 52 heures dans certaines branches !) – aura plusieurs conséquences dont deux significatives : le baby boom, d’une part, et la généralisation de la scolarisation d’autre part. Ainsi, contrairement aux années 30 où l’éducation était l’affaire d’une classe de privilégiés, les années 40 à 60 voient la mise en œuvre de l’éducation de masse. Une nouvelle génération, plus nombreuse, ayant reçu une meilleure éducation, va émerger comme une force politique. Le sociologue Marc Jacquemain la présente comme : « Une importante génération, beaucoup mieux éduquée, socialisée au cours d’une très longue période de paix mondiale (aux Etats-Unis et en Europe), élevée dans une période de progrès continue et de croissance économique soutenue et jouissant d’un confortable niveau de vie »[1]. Cette nouvelle force politique, ayant potentiellement une assise mondiale[2], qui conteste l’autorité mais surtout le modèle social établi a de quoi inquiéter. Parmi les causes de mai 68, l’éducation aura sans doute été identifiée comme la plus importante.

Au lendemain de ces événements, une volonté de reprise en main se fait jour et se met à l’œuvre. Preuve que les événements de 68 n’avaient pas été analysés comme une révolution franco-française mais comme une attaque contre le capitalisme mondialisé, la riposte sera mondialisée.

Benoît Verhaegen recense un impressionnant nombre de prises de position au niveau mondial qui remettent en question à partir de 1972 la relation positive entre développement de l’Education et développement en particulier, croissance en général. Comme il le remarque judicieusement, « La concentration de leur parution en une seule année, 1972, paraît indiquer un tournant dans les politiques d’Education dans le monde. »[3] Un an avant, en 1971, Ivan Illich a fait paraître son livre Une société sans école, dans lequel il prône la déscolarisation de la société, l’école étant coupable à ses yeux de polluer la société industrielle et de nuire à l’éducation. Revenons aux prises de position mentionnées ci-dessus.

Benoît Verhaegen retient de celles-ci cinq, trois au niveau mondial et deux au niveau africain : le colloque de villa Serbelloni de mai 1972 organisé à l’initiative des Fondations Ford et Rockefeller, l’enquête de l’Unesco dont les résultats furent publiés dans l’ouvrage collectif édité en 1972 par Edgar Faure : Apprendre à être, le numéro spécial de la revue Tiers Monde, Education et Développement (janvier-mars 1972), l’ouvrage de D. Najman, l’Education en Afrique : que faire ? édité également en 1972, et la conférence de Lomé des pays africains francophones en mai 1972. Un véritable tir groupé.

Au cours du colloque de villa serbelloni, trois importantes communications sont données par F. H. Cardoso, « Industrialisation, dépendance et pouvoir en Amérique latine », R. M. Miller, « La signification du développement et ses conséquences sur l’Education », et J. Ki-Zerbo, « Education et développement ». Pour le premier, l’éducation tend à renforcer les inégalités sociales parce qu’elle est un facteur de promotion sociale étroitement contrôlé par l’élite. Pour le second, elle est responsable de la prolifération des emplois improductifs qui risquent de paralyser la poursuite du progrès technique et la modernisation du procès de production. Quant à Ki-Zerbo, il affirme que dans les pays sous-développés, l’école est « un facteur actif de sous-développement ». Il n’est pas anodin que les bailleurs de fonds du colloque de

villa Serbelloni aient été les Fondations Ford et Rockefeller.

Quant au rapport de la commission internationale de l’UNESCO pour le développement publié sous le titre : « Apprendre à être », il donne une caution internationale au projet de globalisation des politiques éducatives, se conformant de ce fait à son objet qui était de produire « une réflexion sur les stratégies de l’Education à l’échelon international ». Dans un monde où l’économie est globalisée et le politique cloisonné, globaliser l’éducation revient à la faire échapper aux Etats pour tomber sous le contrôle du marché. Les autres prises de position anticipent ou confortent ces deux premières. A titre d’exemple, une bonne partie des mesures et propositions de Najman seront reprises dans le rapport « Apprendre à être » susmentionné. La conférence de Lomé se distingue par une franchise brutale : « Il importe tout d’abord d’arrêter le développement scolaire… Ne plus créer d’écoles où il n’en existe pas ! » Objectif, remettre tous les jeunes au travail et leur assurer des formations sur le tas.

Mai 68 aura donc produit des conséquences contradictoires dans le domaine de l’éducation : d’un côté il aura ouvert l’école à nombre de réformes jusque-là impensables, de l’autre, il aura permis à l’hégémonie marchande mondiale de prendre conscience d’un certain risque et d’organiser à long terme sa riposte.

Eduquer pour une mondialisation humaniste, L’Harmattan, 2015, pp.64-68

 

[1] Marc Jacquemain, “May ‘68: how a sociologist sees it now”, in reflexions.ulg.ac.b, 2007, traduit par nous-même.

[2] Les contestataires de mai 68 rejetaient en bloc la société de consommation, l’impérialisme (notamment celui des Américains au Vietnam), la politique nucléaire (d’où la naissance subséquente des mouvements écologistes), la rigidité des pouvoirs en général.

[3] Benoît Verhaegen, « L’enseignement contre le développement », Ethiopiques numéro 10, avril 1977.