Interview spontanée de Roger Kaffo Fokou SG du SNAES réalisée par le Pr Alexandre T. Djimeli, enseignant de communication à l’Université de Dschang, ancien rédacteur en chef du quotidien Le Messager, sur la plateforme Médiation ST le 25/08/23. Celle-ci s’est faite dans le contexte de la rentrée scolaire 2023-2024 et de l’organisation d’un point de presse par un collectif de syndicats d’enseignants, alors que les stratégies des syndicats ne semblent nullement harmonisées sur le terrain…
Alexandre T. Djimeli : Le timing est bon. C’est le moment des grandes attentions sur l’école du fait de l’actualité sur les rentrées scolaires et académiques. Je suggère tout de même d’inviter des syndicats de l’enseignement supérieur et de la recherche pour assister à cette manifestation au moins en qualité d’observateurs.
Réponse : Nous sommes sur les mêmes plateformes et leur implication est acquise mais leur agenda doit être difficile à ajuster. On n’a pas à les inviter comme observateurs alors qu’ils pourraient organiser avec nous et même prendre le lead n’est-ce pas?
Alexandre Djimeli T.: Tout à fait. Mais mon inquiétude c’est que, alors que tous les syndicats de l’enseignement et de la recherche devraient avoir des combats communs au moins à 70 voire 80%, j’observe que les syndicats de l’enseignement maternel, primaire et normal évoluent de leur côté, ceux du secondaire du leur, de même que ceux du supérieur. Les syndicats de la recherche, quant à eux, sont bien peu visibles. L’observateur ne peut que formuler l’hypothèse d’une dispersion ruineuse pour les combats syndicalistes dans ce secteur de la vie nationale. Qu’est-ce qui fait que les agendas, pour des actions et des déclarations conjointes, ne se concordent pas régulièrement ?
Intervention inattendue de X : Autre hypothèse de païen, c’est que l’école n’est pas le vrai enjeu des mouvements syndicaux, autrement, la première quête aurait pu être celle d’une tutelle unique, harmonisée, harmonieuse, plutôt que l’éclatement actuel qui, en réglant peut-être les problèmes du politique, laisse l’école à ses… Angoisses. Je suis sûr que je me trompe… désolé
Réponse à X : Vous ne vous trompez pas, vous jugez de l’extérieur, comme nombre d’intellectuels qui pensent que l’action est facile, et elle le semble en effet vue d’une tribune. Cabral Libii qui a troqué la tribune pour le terrain comprendrait mieux mon observation. Vous voyez que je ne vous accuse de rien, je comprends bien votre position, dans la pluralité des sens de ce mot…
Alexandre T. Djimeli : SG, excuse-moi de revenir. Effectivement, vous n’accusez personne de rien. Mais à titre personnel, je pense que la (ou les) fédérations de syndicats qui existe(nt) doi(ven)t effectivement fédérer. Elle devrait justement exercer la prérogative de fédération parce qu’il y a quelque chose de très commun entre l’enseignement du premier degré, l’enseignement du deuxième degré, l’enseignement supérieur et la recherche. Je veux juste savoir, évidemment sans juger, pourquoi une communauté articulée d’action, sur les aspects communs entre ces niveaux de formation, est-elle si difficile.
Réponse : Alex, il faut utiliser l’analyse systémique et la théorie des champs de Bourdieu. Les positions dans le champ ne sont pas le fruit du hasard, et aux stratégies répondent de contre-stratégies. Vous voulez fédérer ici, en face on ne se croise pas les bras: on débauche et quand on ne peut pas, on crée des structures fantoches, etc. Tout cela marche parce que les structures qui par essence sont de masse fonctionnent avec des poignées de gens, souvent les plus durs qui acceptent de tout perdre au besoin, et les structures ainsi anémiées deviennent de fausses organisations de masses et de vraies organisations d’élites, au sens où seule une élite de la profession s’y risque. Et petit à petit une fracture s’installe, devient cassure et gouffre. Si vous croyez que le système est étranger à cette évolution de l’occupation du champ stratégique, c’est que vous le sous-estimez ou le comprenez mal. La critique endémique des syndicats (qui a pour pendant celle tout aussi endémique des partis politiques d’opposition) qui en résulte parachève la mécanique en faveur du statu quo et de l’ordre établi. Mais le résultat à long terme sera le chaos, qu’a préfiguré de façon exemplaire OTS.
Alexandre T. Djimeli : Merci pour cette première explication. Comment est-il possible de faire triompher les syndicats et le syndicalisme de production face aux puissances organisées de l’inertie ?
Réponse : Ce n’est pas facile mais on peut risquer quelques réponses. 1. Ne pas croire qu’un tel message de rupture va passer comme une lettre à la poste. 2. Travailler en profondeur son élaboration et procéder méthodiquement à sa dissémination. Convaincre ceux dont la parole est la première fonction sociale. 3. Commencer à poser des actions d’illustration sans se départir totalement de la vision jusque-là partagée (créer une transition). Ne pas avoir peur de laisser le chantier inachevé parce qu’il demande du temps. etc.
Alexandre T. Djimeli : Quelles chances ce programme a-t-il de réussir lorsqu’on sait que, un peu partout dans le monde, la force du changement est tributaire de la qualité de la réflexion certes, mais repose sur l’action cohérente et collective des “masses”. Comment donc entrevoir le changement si on admet, dans le contexte camerounais, que beaucoup d’enseignants reculent devant les propositions ou les offres syndicales?
Réponse : Il faut d’abord cesser de sous-estimer l’adversaire. S’acharner sur les syndicats (ou les partis d’opposition dans le champ politique) vient de ce qu’on sous-évalue l’adversaire que ces derniers affrontent, et au lieu de chercher à donner un coup de main, à contribuer, on stigmatise. Ce sont les idées qui l’ont toujours emporté à toutes les époques, mais elles doivent progressivement devenir dominantes. Cas pratique, la France: elle a été longtemps gouvernée à droite mais peu à peu la gauche y a gagné la bataille des idées. Ici, le premier conflit à gagner est celui des idées. Les professionnels de ce secteur ne sont d’accord sur rien, il suffit de regarder la télé tous les dimanches. Et cela “indécide” la pauvre masse qui ne sait plus à quel saint se vouer… Voilà le début du chantier. Les matérialistes pensent qu’ils vont gagner la bataille des moyens avant de s’attaquer à celle des idées. Je voudrais voir cela…
Alexandre T. Djimeli : Ouais, on va s’en sortir ? Mais je voudrais toutefois relever que parler de l’acharnement contre les syndicats ne me paraît pas juste. Je pense que les medias – en tout cas ceux qui proclament une certaine neutralité- qui interrogent les syndicats souhaitent leur amélioration. Ces médias ne sont souvent pas aussi tendres vis-à-vis de ceux qui organisent la contre-lutte syndicale.
Réponse : Alex, tu n’y es pas: il ne s’agit pas d’une question d’équilibre, cette fiction inventée pour forcer les médias à défendre malgré eux le statu quo. Il s’agit de prendre parti et de s’engager auprès des acteurs qui défendent les causes auxquelles on croit. Il ne faudra pas moins que cela. Il ne s’agit pas de faire de l’opinion mais de la sensibilisation. Etre neutre en face d’un déséquilibre flagrant, c’est se faire complice d’un massacre. La question syndicale mérite-t-elle un traitement particulier des médias? Oui, parce que nous sommes à 98% tous des travailleurs et que normalement la société devrait avoir 98% de syndiqués et de syndicalistes. Le journaliste qui me reçoit, et qui gagne si mal sa propre vie de journaliste, pourquoi n’est-il pas syndicaliste et solidaire de mes échecs et de mes réussites? C’est là que le jeu se situe avec ses enjeux.
Alexandre T. Djimeli : Comment penser que je n’y suis pas, SG, quand on cherche tous à comprendre ? Il ne s’agit pas d’abord d’y être; il s’agit d’abord de comprendre pour tirer des leçons et agir. Tout à l’heure j’ai posé des questions auxquelles vous avez apporté des réponses. Je voulais comprendre: (1) pourquoi la prégnance de la division dans le champ syndical; (2) que faire pour avancer face à l’adversité. Vous avez apporté un éclairage. Dans votre éclairage, il y a un aspect sur ce que l’on pourrait appeler un déficit de solidarité de ceux qui ont pour métier “la parole”. Il m’a semblé constructif de relever l’esprit qui prévaut dans le champ médiatique, relativement aux représentations sur l’action syndicale, pour que l’on en approfondisse la compréhension. Il ne s’agit donc pas de prendre parti contre les syndicats, ou d’accuser ceux que l’on pense qu’ils doivent accompagner l’action syndicale, mais d’abord de comprendre la situation …
Réponse : Je ne me fais sans doute pas bien comprendre sur ce point. Je veux faire passer l’idée que ce que les syndicats (organisations de travailleurs) attendent des travailleurs des médias, c’est qu’ils pensent à (n’oublient pas de) contribuer leur quote-part d’effort à la lutte commune. Ils ne sont pas d’abord des arbitres, ils sont partis d’un camp et l’autre camp les pousse subtilement à se désolidariser de leur propre lutte sous couvert d’une neutralité qui est une pure fiction. La ligne de la neutralité, comme toute ligne, est si tenue qu’on s’y trouve toujours soit dans le positif, soit dans le négatif, en déséquilibre en tout cas. Il faut choisir à mon avis. Est-ce que je me fais comprendre mieux?
Alexandre T. Djimeli : Je le comprends mieux mais je souhaite faire une ou deux précisions.
(1) Au sujet de l’équilibre, je souhaite relever qu’il ne s’agit pas d’une fiction. Il s’agit d’une règle de conduite professionnelle. On sait que le journaliste ne peut être objectif ; c’est clair. Mais il a l’obligation de respecter la règle de l’équilibre dans le traitement des informations polémiques, notamment lorsqu’il use des genres pour présenter ou expliquer les faits. Faire un article déséquilibré sur un sujet polémique, dans la catégorie des genres d’information (compte-rendu, reportage, entrefilet, etc.), est une faute professionnelle. Mais on peut se l’autoriser dans les genres d’opinion (éditorial, chronique, billet, humeur, etc.) sans que ce soit une faute.
Réponse : Tout à fait d’accord. Mais qui a établi ces règles? L’avait-il fait sans arrière-pensée de conservation du statu quo? La pensée dominante de chaque époque étant celle de la classe (ou du groupe dominant) dominante, il faut songer sérieusement à violer les règles qu’on ne peut faire changer (théorie de l’insoumission qui a une origine révolutionnaire comme tu sais) par les voix de droit si l’on veut augmenter les chances de bouger le statu quo.
Alexandre T. Djimeli : (2) Relativement à la défense du statut quo, peut-être faudrait-il se souvenir de ce que le champ médiatique est fait, comme tous les autres champs, de forces oppositionnelles. Il y a des acteurs qui luttent pour le statu quo et d’autres qui se battent pour que les choses avancent. Il y a des médias qui soutiennent vivement certains syndicats et en combattent d’autres. Tout dépend de la configuration des acteurs dans le système, pas seulement dans un champ particulier. Mais un soutien peut être critique et le syndicat devrait accepter cette critique pour s’améliorer aussi et poursuivre son combat, probablement avec de nouveaux arguments.
Réponse : Les médias ne sont pas des monolithes: on y trouve quelques patrons qui font travailler (et les font baver souvent) une foule de travailleurs. Est-ce que leur conscience professionnelle, aux journalistes, est au-dessus de leur conscience de groupe? Ils sont avant tout journalistes et accessoirement travailleurs? Dans cette hypothèse, il y a chez eux un déficit idéologique à combler. Le linge sale se lave en famille, dit-on. S’ils se sentent de la famille des travailleurs, qu’ils viennent au syndicat apporter leurs critiques plutôt que sur la place du marché.
Alexandre T. Djimeli : Quand vous parlez de « s’engager auprès des acteurs qui défendent les causes auxquelles on croit », je vous comprends bien. Cela existe dans le champ médiatique. La ligne éditoriale, définie par chaque média, devrait nous départager ici. Des expériences de médias d’opinion et plus précisément de la presse politiquement marquée, solidaire des causes syndicales, existent bel et bien. « La question syndicale mérite-t-elle un traitement particulier des médias? » Ici, il me semble que nous sommes d’accord. Mais le journaliste qui mène une action syndicale fait-il la même chose lorsqu’il est dans l’exercice de son métier ? Là, il y a une distinction à faire. Dans les grandes affaires traitées par les médias, et qui concernant parfois-même la vie des journalistes, vous verrez qu’il y a l’information journalistique publiée à l’attention du public sur l’affaire et qu’à côté il y a les messages des organisations associatives ou syndicales sous diverses formes, publiées de manière distinctes dans les mêmes médias. « Le journaliste qui me reçoit, et qui gagne si mal sa propre vie de journaliste, pourquoi n’est-il pas syndicaliste et solidaire de mes échecs et de mes réussites? C’est là que le jeu se situe avec ses enjeux » De nombreux journalistes que vous voyez dehors là sont syndiqués. Beaucoup sont dans des organisations associatives dont l’action poursuit également une amélioration des conditions de vie et de travail. Je peux vous dire que tout journaliste est sensible à l’injustice ; c’est ce qui le motive même à travailler. Mais comment rendre compte de cette injustice pour ne pas se retrouver en train de faire autre chose que le métier que l’on croit exercer ?
Réponse : En effet, il s’agit de outsmart l’adversaire, pas d’y aller avec de gros sabots. C’est ce que je demande à l’enseignant dans sa salle de classe. Il y a le pouvoir de façonner les futures générations (comme le journaliste a le pouvoir de sculpter l’opinion): mais comment en use-t-il? Le fait-il à son avantage et à celui de la vision sociale qu’il porte au cas où il en porte une?
Alexandre T. Djimeli : A-t-il, au-delà des illusions, un avantage propre en faisant ce qu’il fait?
Réponse : Peut-être pas. Certainement pas, à bien y penser. Mais il peut lui arriver de croire qu’il en a un. C’est une méprise courante, soigneusement entretenue la plupart du temps par le camp d’en face. On utilise avec lui ce que nous appelons le pouvoir rétributif à la fois dans sa version positive (récompenses pour service bien rendu) et négative (faveurs pour zèle démontré). C’est un baume formidable contre la mauvaise conscience. Il finit par se convaincre qu’il ne fait que son travail, et qu’on aurait tort de lui en vouloir pour cela. Il met cela dans la rubrique conscience professionnelle, respect de l’éthique et de la déontologie du métier. Et c’est une véritable aubaine pour le camp d’en face qui peut se frotter les mains et boire du petit lait. Parce qu’au bout, il contribue au triomphe de la légalité sur la justice sociale. Il a accepté d’être ou est devenu sans le savoir/vouloir un puissant gardien de l’ordre établi contre son camp et lui-même. Généralement, il ne s’en rend compte que trop tard, quand le système n’a plus besoin de lui et que ses œillères lui sont alors ôtées sans ménagement. Mais il y a ceux qui se battent, subissent la rigueur du pouvoir répressif du patronat et avancent la lutte avec d’énormes difficultés. En clair, s’aligner au dogme établi, quoi qu’on croie avoir gagné, c’est presque toujours perdre du côté de l’essentiel, c’est se retrouver, consciemment ou inconsciemment, en train de passer à côté de l’histoire.