Quelle école aujourd’hui pour le Cameroun de demain ?

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17« L’homme est par nature un animal politique », disait Aristote. En d’autres termes, il est fait pour vivre en société. Mais de quel homme et de quelle société parlait donc Aristote ? Car, « C’est un sujet merveilleusement vain, divers et ondoyant que l’homme », a affirmé Michel de Montaigne. Et pareillement, l’on peut dire qu’il y a autant de sociétés que d’époques et de lieux. Il faut donc s’entendre, et sur le type d’homme, et sur le type de société qu’il convient, selon l’époque et le lieu. En gardant toutefois à l’esprit que, ainsi que l’a si bien écrit Cheikh Hamidou Kane, la mondialisation ne nous laisse désormais qu’une étroite marge de choix. Une marge que peuvent encore grignoter les contraintes locales. Heureusement, des exemples anciens et actuels existent pour nous rappeler qu’il reste un moyen privilégié à notre disposition pour atteindre la fin que nous aurons choisi : une école appropriée.

I. Les contraintes stratégiques de la mondialisation
La mondialisation, disait François de Bernard, est un projet. « Elle désigne des moyens que les hommes se donnent pour atteindre certains buts ». Mais que l’on soit au cœur ou à la périphérie de la mondialisation, celle-ci impose aujourd’hui à notre action au moins trois contraintes principales :
– globalisation des risques : crises financières et économiques, crises humanitaires, crises morales (homosexualité/terrorisme), crises écologiques (réchauffement de la planète et conséquences), crises sanitaires…
– exacerbation de la guerre économique dont les armes sont technologiques : au cœur de celle-ci, le concept de frontière technologique qui distingue et classe les pays en leaders, imitateurs ou simples suiveurs/consommateurs, le dernier groupe étant à la périphérie du système-monde actuel. Et pour tirer son épingle de cette guerre économique, il ne faut pas moins qu’une armée intellectuelle.
– Course aux armements classiques et nouveaux pour soutenir/servir la guerre économique : il suffit de visiter le budget du pentagone, de la défense chinoise, russe, saoudienne, française, britannique ; de penser à l’actuelle course aux drones, aux cyber armées de tous les camps, aux robots tueurs que le pentagone dont aspire à s’équiper l’armée américaine…
La mondialisation est tout sauf une plaisanterie, une cour de récréation ou un rendez-vous galant. C’est un champ de bataille… Sommes-nous armés pour y survivre ?
II. Les contraintes du contexte local
Deux paramètres décisifs nous permettent de mesurer nos chances de survie sur le champ de bataille de la mondialisation : notre position actuelle, et les moyens dont nous y disposons.
– Notre position actuelle : dans les catégories que nous avons relevées en supra – leader, imitateurs, suiveur/consommateurs – nous sommes relégués à la queue, au stade de simples consommateurs des idées, des biens et des services produits à la frontière technologique ou par les imitateurs qui talonnent les acteurs de ladite frontière. C’est une situation de balance chroniquement déficitaire sur tous les plans, donc de pauvreté assurée, que nul ne peut aspirer à conserver.
– Nos moyens : ils ne sont pas inexistants, ils sont actuellement faibles mais avec un potentiel très élevé qu’il faut actualiser. Personne ne le fera à notre place, il nous faudra nous en charger nous-mêmes. Comment ? En nous inspirant des modèles passés ou présents, nous pouvons à terme élaborer notre propre modèle.
III. Les exemples qui nous interpellent : l’homme comme une construction délibérée
Dans La Guerre du Péloponnèse (tr. Roussel, Gallimard, 1966), Thucydide écrit : « N’imaginez pas qu’un être humain puisse être très différent d’un autre. La vérité, c’est que l’avantage reste à celui qui a été formé à la plus rude école. » Les nations qui ont marqué durablement l’histoire ancienne ou moderne, il est aisé de le constater, ont dû, pour y arriver, rêver et fabriquer le type d’homme dont elles avaient besoin pour cette fin. Il suffit d’examiner les cas de la Grèce antique, du Japon du bushido et des samouraïs, de l’Europe de la chevalerie, enfin de l’Allemagne du lendemain de la Grande guerre. Trois exemples relativement positif et un exemple globalement négatif dont les destins sont indissociables des valeurs qu’ils ont respectivement cultivées.

IV. Quelle école aujourd’hui pour le Cameroun de demain ?
Cheikh Hamidou Kane a écrit : « L’école étrangère est la forme nouvelle de la guerre que nous font ceux qui sont venus ». L’école est donc une institution guerrière. On préfère d’habitude dire pudiquement stratégique. Soit elle est pour nous – elle est alors endogène – soit elle est contre nous – elle est dans ce cas étrangère. Pour que notre école soit au service de notre survie et de notre développements, elle doit vérifier au moins deux conditions essentielles : être repositionnée sur notre schéma stratégique et véhiculer des contenus et des méthodes appropriés.
1. Sur le repositionnement stratégique
Le schéma stratégique actuel privilégie les infrastructures d’exploitation des ressources naturelles (projets dits structurants) et les infrastructures de consommation (succursalisation du secondaire et du tertiaire) au service du grand capital transnational mais qui alimente les économies du centre ; l’école est pour l’instant reléguée au rôle d’appoint : il faut inverser ce schéma pour plusieurs raisons :
– Les pays qui sont à la frontière technologique aujourd’hui ont depuis longtemps compris qu’ils le sont grâce à l’école : aussi y investissent-ils massivement pour en améliorer la qualité. En 2006, sur les 200 meilleures universités du monde, 26.5% sont américaines, 76.5% occidentales, et le reste asiatique. Ce score s’est amélioré en 2015 où 36% sont américaines et 84% occidentales.
– Déjà en 1962Fritz Machlup pose les premiers jalons de ce que l’on appellera plus tard l’économie de la connaissance, dans son livre The production and distribution of knowledge in the United States. Il révèle en 1962dans une étude que l’industrie de la connaissance représente 29 % du PIB aux États-Unis en 1958 ; une autre étude de Rubin et Taylor montre que cette part est de 34 % aux Etats-Unis en 1980. Les industries de la connaissance représentent, à la fin de la décennie 1990, plus de 50 % du PIB de l’ensemble de la zone OCDE contre 45 % en 1985 et connaissent une croissance supérieure au PIB dans la plupart des pays.
– Selon un rapport publié sur le site du Sénat français (8 février 2015)[1], le monde est entré dans une économie devenue schumpétérienne. On sait que Schumpeter a cherché à expliquer les cycles économiques par ce qu’il appelle les vagues technologiques. Pour lui, un phénomène de « grappes d’innovations » est à l’origine de phases d’expansion comme de récession qui lui succèdent. Et selon qu’il est à la frontière technologique ou qu’il en est éloigné, un pays peut orienter sa stratégie de croissance tantôt sur l’innovation, tantôt sur l’imitation, avec pour principale ambition de réduire son retard technologique à terme pour rejoindre dans un certain nombre de domaines la frontière technologique.
2. Des contenus plus appropriés
Une école ambitieuse dans ses contenus et qui est à la fois une école des savoirs et des savoir-faire et des savoir-êtres.
Comme école des savoirs, elle doit accorder une importance indiscutable à la maîtrise et à la production des savoirs : production des idées (sciences sociales/sciences politiques), production de l’innovation scientifique et technologique (production et commercialisation/exploitation des brevets), seul moyen de se rapprocher de la frontière technologique pour espérer un jour obtenir une part du vaste marché des savoirs
Comme école des savoir-faire, elle doit accorder une place tout aussi importante à la maîtrise des techniques et des technologies déjà produites en vue de permettre l’insertion du pays dans le stade intermédiaire de l’imitation, transition incontournable si l’on veut à terme sortir du simple apprentissage de la consommation pour se rapprocher, à travers la production imitée des biens et des services inventés à la frontière technologique, plutôt que de se cantonner à leur importation, stratégie génératrice de pauvreté et non de croissance.
Comme école des savoir-être, elle doit cultiver des valeurs guerrières et patriotiques. Ne pouvant entretenir une armée de métier aussi puissante que les grands pays, notre taille nous oblige à faire de chaque citoyen un soldat. Pour cela :
– ses enseignants doivent être des soldats (Jules Ferry ne disait-il pas de l’instituteur français de son époque qu’il est le hussard de la république ?), donc faire leur service militaire
– ses apprenants doivent être disciplinés : il faut donc sortir de l’école de la facilité, du divertissement permanent et de la jouissance.
Pour être une école patriotique, elle doit développer et transmettre nos valeurs culturelles, nous enseigner à être fiers de nous-mêmes (la mythologie officielle de Vercingétorix qui a largement contribué à bâtir la fierté des Français pour leur pays est largement fabriquée : contrairement à celle-ci, la Gaule ne résista à Rome que huit années alors que la péninsule ibérique n’avait pu être soumise qu’après une résistance de deux siècles).Il nous faut sortir de Mamadou et Bineta et de ses substituts plus ou moins déguisés. Un tel programme naturellement exige des pédagogies appropriées. Ainsi que le propose Benoît Verhaegen dans le cas des pays sous-développés (« L’enseignement contre le développement », Ethiopiques numéro 10, avril 1977), il faut « enracine[r] l’enseignement dans les valeurs, la culture, les conditions de vie, les besoins de la masse rurale et urbaine, qu’on parle sa langue, qu’on connaisse et enseigne son histoire, qu’on échange avec elle les résultats de la connaissance scientifique. D’autre part toute matière d’enseignement doit inclure une confrontation de l’élève avec les réalités concrètes du sous-développement et de la dépendance et une analyse des causes. »
3. des méthodes approches pédagogiques plus adaptées
Les méthodes et approches pédagogiques sont des technologies éducatives qui mettent en œuvre des visions du monde différentes. Il ne faut donc pas les utiliser aveuglement.
L’APO, en développant les savoirs (là est son lien avec l’école dite traditionnelle), forme l’esprit critique et des hommes plus indépendants. Les produits de l’APO sont ainsi plus à même de constituer une force politique et de contester le statu quo et l’ordre établi. Ils sont plus à même de révolutionner les savoirs dans tous les domaines et donc de produire l’innovation.
L’APC centre le processus d’éducation sur l’apprenant – mais vide l’éducation de son potentiel de contestation en évacuant des programmes les contenus au profit des compétences. Les produits de l’APC sont peu aptes à penser par eux-mêmes, sont plus soumis, mais en revanche moins créatifs, moins capables de produire l’innovation. L’APC est l’instrument d’une société ayant consacré la division du travail et où il est admis que les masses n’ont pas besoin de penser parce qu’il y a des gens chargés de le faire pour eux. Et généralement, cette classe d’élus se trouve dans les pays du Nord.
En clair, une école qui ne fait pas un dosage équilibrée des approches aussi bien par les objectifs que par les compétences court le risque de handicaper la société qu’elle sert.
« L’homme est par nature un animal politique », disait Aristote. En d’autres termes, il est fait pour vivre en société. Mais de quel homme et de quelle société parlait donc Aristote ? Car, « C’est un sujet merveilleusement vain, divers et ondoyant que l’homme », a affirmé Michel de Montaigne. Et pareillement, l’on peut dire qu’il y a autant de sociétés que d’époques et de lieux. Il faut donc s’entendre, et sur le type d’homme, et sur le type de société qu’il convient, selon l’époque et le lieu. En gardant toutefois à l’esprit que, ainsi que l’a si bien écrit Cheikh Hamidou Kane, la mondialisation ne nous laisse désormais qu’une étroite marge de choix. Une marge que peuvent encore grignoter les contraintes locales. Heureusement, des exemples anciens et actuels existent pour nous rappeler qu’il reste un moyen privilégié à notre disposition pour atteindre la fin que nous aurons choisi : une école appropriée.
Dans une mondialisation qui déploie plus de stratégies de confrontation que de coopération, où les armées classiques conventionnelles et les nouveaux moyens technologiques de défense mais de plus en plus d’attaque sont au service d’une guerre économique féroce, notre société a besoin de s’équiper pour résister mais aussi pour avancer. Parce que malgré les apparences elle n’est rigoureusement identique qu’à elle-même, elle doit se forger des moyens propres pour être à même de relever les défis de la survie et du progrès qui l’interpellent. Contrairement à ce qu’elle s’évertue à faire depuis des décennies – investir massivement dans les infrastructures et marginalement dans la formation quantitative et qualitative des hommes – il est temps qu’elle recentre ses priorités sur l’école. A condition qu’il s’agisse d’une école alliant les savoirs aux savoir-faire et savoir-être, et dont les méthodes et approches pédagogiques favorisent non seulement l’imitation mais le développement de l’esprit critique sans lequel l’imagination créatrice ne saurait survivre pour produire l’innovation.

Par Roger KAFFO FOKOU
Enseignant – Ecrivain- syndicaliste