Depuis quelques années, nous égrenons comme un chapelet maléfique la liste des maux qui accablent chaque jour un peu plus le milieu scolaire. Et cette liste ne cesse de s’allonger en même temps que les incidents qui s’y rapportent se généralisent : un proviseur assassiné à Foumban ; un surveillant général dans le coma à Foumbot, le crâne presque fendu à la machette ; un enseignant poignardé à mort à Yaoundé Nkolbissong ; un élève assassiné à Douala Deido ; un lycée incendié dans l’extrême-nord, etc., et chaque fois par des élèves ! Nos établissements scolaires sont devenus des hauts-lieux du crime ordinaire d’abord, puis progressivement du crime organisé : le trafic et la consommation de stupéfiants s’y installe, et les élèves ont leurs réseaux de dealers qui couvrent des villes entières, supervisés par des caïds aussi durs que ceux des films américains. La pornographie fait les choux gras de la presse ces derniers temps à cause de Kribi, mais elle n’est ni nouvelle, ni localisée, de même que la pédophilie dont on parle moins alors qu’elle est déjà une plaie purulente.
En face, étonnement d’abord, culpabilité à peine avouée ensuite, impuissance plus ou moins déguisée enfin. Ceux qui ont en charge l’éducation de la jeunesse ont du mal à regarder l’opinion et à se regarder. Sous nos yeux, l’espace scolaire est devenu une véritable déchetterie. Et ce n’est qu’à ce moment qu’on s’en émeut. L’étape suivante, qui est déjà là, est celle de la peur, qui peut devenir terreur. Parlant de son fils Néron dans Britannicus de Racine, Agrippine dit cette phrase magnifique : « S’il cesse d’avoir peur de moi, je devrai bientôt avoir peur de lui. » Ces enfants qui commencent à ne plus avoir peur de nous, nous devrions bientôt avoir peur d’eux. Est-ce cela que nous voulons ? Que nous avons voulu ? Sinon, qu’est-ce qui a manqué ? D’autre part, sommes-nous en train de gérer cette situation nouvelle efficacement ?
- Ce qui a manqué ou foiré dans la mise en musique de l’éducation
Pour identifier ce qui a manqué, il faut caractériser pour bien les comprendre l’éducation et l’école. Eduquer, c’est orienter, donner une direction. Autrefois, en tout cas jusqu’au XIXe siècle, c’était élever, c’est-à-dire donner de la hauteur, de la dignité, du raffinement par la culture, de la majesté. « On ne naît pas homme, on le devient. », disait Erasme comme Tertullien avant lui. Eduquer, c’est donc élever un « petit animal » au rang d’humain, c’est humaniser. Comment s’y prendre efficacement ? Donnons la parole à Thycidide dans La Guerre du Péloponèse : « N’imaginez pas qu’un être humain puisse être très différent d’un autre. La vérité, c’est que l’avantage reste à celui qui a été formé à la plus rude école. » Qu’est-ce que c’est qu’une rude école ? On peut se risquer à la définir comme une école de la discipline. Pourquoi ?
Jusqu’au XVIIe siècle, le mot discipline désignait encore un instrument de châtiment : un fouet. On donnait ou se donnait la discipline, en d’autres termes, on donnait le fouet ou se fouettait. Puis discipline a désigné une direction morale, une influence. On pouvait alors être sous la discipline de quelqu’un. Ainsi, les diverses branches de la connaissance sont devenues des disciplines, chacune avec des règles strictes qu’il ne faut pas transgresser. Dans ce cadre disciplinaire-là, l’enseignant est devenu le maître, celui qui, grâce à la maîtrise d’une discipline donnée, peut influencer positivement l’élève, c’est-à-dire le discipliner.
Le problème de notre école, c’est qu’on s’y trompe depuis toujours sur le statut des acteurs. Ainsi, le maître de la discipline, le « discipline master » comme on l’appelle, y est le surveillant général, qui, curieusement, n’a pas de disciple à influencer. La plupart du temps, il n’est que le bourreau, le garde-prisonnier, au sens le moins péjoratif possible. Et l’importance disproportionnée accordé à ce personnage explique pourquoi nos établissements scolaires sont en train de devenir des prisons de haute sécurité : hauts murs d’enceinte hérissés de tessons ou barbelés, caméras de surveillance, pléthore de surveillants généraux et de surveillants de secteurs.
Parallèlement à l’hypertrophie de la fonction de surveillance, une hypotrophie de celle de discipline véritable s’est installée. L’enseignant véritable doit être maître d’une discipline, au point de l’incarner aux yeux de ses disciples. C’est dans ce sens qu’on dit que l’on n’enseigne pas ce qu’on sait, mais ce que l’on est. Depuis des lustres, non seulement on ne s’est plus assuré que seuls les meilleurs d’une discipline deviennent des enseignants, mais en plus on s’est ingénié à faire entrer dans le corps un maximum de gens qui ne maîtrisent rien, par népotisme, corruption, tribalisme, régionalisme mal compris… des candidats aux rabais à qui l’on donne des formations initiales au rabais et presque pas de formations continues. Puis on a fini par franchir le pas : désormais, n’importe qui peut enseigner et ce sont les parents qui recrutent et paient.
Dans cet univers scolaire où les véritables maîtres de la discipline sont devenus rares, les nouveaux maîtres s’en sortent-ils ? Pas du tout, et pour cause. Toute une législation a été mise en place pour leur ligoter les mains : plus de châtiments corporels, humiliants, plus de ci, plus de ça… La judiciarisation de l’espace scolaire suit de près celle de l’espace social. Et là, c’est le parent qui est en cause. Il n’est pas seulement en train de cesser d’être le partenaire/l’adjuvant de l’école, il en devient peu à peu l’hypothèque. Vous n’avez pas le droit de fouiller un enfant sans mandat, de confisquer un outil fût-il dangereux (pour le corps ou la morale), sans vous exposer à un éventuel procès intenté par le parent, un procès que vous avez plus de chance de perdre que de gagner. Et voilà comment, l’impunité s’installant, le disciple d’hier est en train de devenir aujourd’hui le maître, non pas de la discipline, mais de l’indiscipline.
2. Que penser de la gestion actuelle de l’indiscipline scolaire
Aujourd’hui, face à la recrudescence d’une indiscipline de plus en plus violente et perverse, on sensibilise, on punit les cas les plus graves, c’est-à-dire ceux qui font du bruit, qui font irruption dans l’espace médiatique, et par là, troublent les bonnes consciences. On va peut-être augmenter les effectifs de la surveillance, construire des murs là où il n’y en a pas encore. On va certainement renforcer l’arsenal disciplinaire et le durcir un peu plus.
On continue ainsi à regarder du côté où l’on a chuté, refusant de considérer le lieu de la glissade. C’est une gestion court-termiste dont l’impact sera forcément limité. Ces mesures ne sont pas mauvaises en elles-mêmes : elles sont surtout insuffisantes à produire l’effet souhaité. Il y a des choses fondamentales à remettre en place, même si cela doit prendre du temps : le rétablissement de l’autorité disciplinaire légitime de l’enseignant, et la révision de la législation qui prévaut aujourd’hui en milieu scolaire. Enfin, peut-être faudrait-il commencer à songer à une école des parents, ou à défaut, à une législation de la parentalité responsable.
L’enseignant doit retrouver son autorité auprès de ses disciples. Comme l’écrit Franck Ferrand, « Quelles que soient les références retenues, l’autorité est décrite comme une relation entre des parties d’inégal statut ». L’étymologie latine « auctoritas » renvoie à garantie, exemple, modèle, influence, qui impose la confiance. Elle fonde l’autorité sur l’aptitude à incarner un archétype (exemple) et à inspirer confiance. On est dans le schéma de l’autorité charismatique de Max Weber qui dans le cas de l’enseignant doit être une autorité morale et intellectuelle. Il faut donc revoir tout le processus par lequel l’on devient enseignant, et progressivement mais fermement refaire de ce corps ce qu’il n’aurait jamais cessé d’être : un corps d’élite.
L’autorité rationnelle légitime à l’école doit également être restaurée. L’école n’est pas un camp de vacances et une législation appropriée et non inopportune doit y permettre de discipliner les apprenants sans encourir à chaque action des risques judiciaires. Il ne s’agit pas de retourner aux excès d’une certaine époque, mais de trouver un véritable compromis qui permet d’éviter le laxisme et l’impuissance qui découlent de la législation et des pratiques actuelles.
Enfin, le parent d’enfant doit s’impliquer ou être impliqué dans l’acte d’éducation, et cesser de considérer l’école comme un débarras. S’il n’est pas aisé de mettre en place une école des parents, il peut être plus facile d’établir une législation de la parentalité responsable qui soit suffisamment contraignante pour amener le parent à assumer ses responsabilités d’éducateur pour ses enfants. En cas de défaillance avérée, il y aurait des moyens légaux de le sanctionner.
Conclusion
L’indiscipline à l’école n’est pas un phénomène nouveau ni une fatalité, mais elle s’amplifie et se radicalise. Elle emprunte aussi de nouvelles formes, s’organise de plus en plus, et pourrait échapper à tout contrôle à terme. C’est la conséquence d’une dérive qui a vu le véritable maître de la discipline, l’enseignant, relégué au second plan, et la fonction de répression, la surveillance, propulsée au premier plan. Mais il ne s’est agi que d’une pseudo fonction de surveillance puisque toute une législation, mise en place, garantit la quasi impunité à la plupart des délinquants scolaires. Pour que la terreur qui se profile à l’horizon ne se matérialise pas, et que l’éducation vraie, celle qui discipline, reprenne ses droits, il faut au moins remplir une triple condition : restaurer l’autorité de l’enseignant, revoir la législation applicable à l’école, et établir un code de la parentalité responsable.