Les luttes pour les libertés sont le partage des femmes et des hommes de tous les hémisphères et de toutes les époques. Comme le rocher de Sisyphe, on n’a jamais fini de les hisser vers le sommet de la montagne. Les contextes ne sont cependant jamais les mêmes et, en même temps qu’ils particularisent les luttes des uns et des autres, ils enrichissent l’expérience collective et globale. L’expérience camerounaise en la matière pourrait facilement se fondre dans le contexte général des luttes africaines, ou à tout le moins de celles de l’Afrique francophone. Les grands traits seraient les mêmes : pays jeunes, nations en difficile gestation, économies satellites d’une mondialisation dure et ultralibérale, expériences syndicales relativement récentes… On pourrait penser que tout est ainsi dit. Pourtant, comme le dit souvent un truisme bien de chez nous, « le Cameroun, c’est le Cameroun ».
Le Cameroun est entré non pas en démocratie mais dans un processus démocratique au début des années 1990. Les textes qui ont ouvert la voie à/et accompagné ce processus sont certainement parmi les plus beaux qui soient. Dans la forme, le processus démocratique camerounais avancerait plutôt bien : multipartisme intégral avec plus de 250 partis politiques enregistrés, une constitution qui reprend et consacre les grandes déclarations et chartes internationales et africaines des droits, un foisonnement de lois consacrant également les principales libertés fondamentales connues, l’organisation régulière d’élections au suffrage universel, rien n’est ici négligé du rituel démocratique classique. La réalité politique est cependant peu à l’avenant.
Le pays a le même président de la République depuis 40 ans, le même président de l’Assemblée Nationale depuis 30 ans, le même président du Sénat depuis la mise en place de cette vénérable institution. Le Président de la République n’y a pas reçu une seule fois ses opposants depuis 1990. Aucun parti d’opposition n’y a pu organiser un meeting ou une manifestation autorisée depuis 20 à 30 ans. Le dernier qui y a voulu forcer cet exercice a vu ses militants arrêtés, jugés et condamnés à de lourdes peines de prison et ils y sont encore embastillés malgré les « vives protestations » d’ici et d’ailleurs.
Au plan des droits humains, le pays est aujourd’hui divisé en zones de guerre (l’Extrême-nord du pays où sévit le terrorisme islamiste avec comme acteur central la secte Boko haram, l’Ouest anglophone où une rébellion séparatiste affronte l’armée nationale depuis 2017) et en zones non pas de paix mais plus modestement de non guerre.
Dans les zones de guerre, les rapports des ONG camerounaises et internationales (Human rights watch, NDH-Cameroun, Réseau des Défenseurs des Droits Humains en Afrique Centrale (RHEDHAC), Centre for Human Rights and Democracy in Africa, International Crisis Group…) publient régulièrement des rapports accablants sur les horribles exactions perpétrées par toutes les parties présentes aux fronts.
Dans le reste du pays, hors zones de guerre, l’indépendance de la justice est fortement questionnée (on parle surtout d’une justice aux ordres d’autant que le Chef de l’Etat est en même temps président du Conseil supérieur de la magistrature, d’une justice à tête chercheuse plus prompte à traquer les concurrents politiques que les criminels avérés) ; les avocats en pleine manifestation ont été enfermés dans un prétoire à Douala (la capitale économique du pays) en novembre 2020 et copieusement arrosés de gaz lacrymogène ; le 27 juin 2022, une manifestation de handicapés a été violemment réprimée par la police devant le siège du Gouvernement à Yaoundé…
Concernant les droits syndicaux, le Cameroun se distingue par la même ambivalence : beaux textes mais peu d’inclination à les appliquer. Le pays a ratifié les 8 principales conventions fondamentales et 3 des 4 conventions de gouvernance de l’OIT, mais a en même temps conservé, notamment pour les syndicats du secteur public, une loi de 1967 et son décret d’application de1968 dont les dispositions les plus pertinentes sont contraires à ces conventions, et ce sont ces lois qu’il applique en contradiction du principe de la hiérarchie des normes juridiques : l’article 45 de la Constitution camerounaise dit en effet que « les traités ou accords internationaux régulièrement approuvés ou ratifiés ont, dès leur publication, une autorité supérieure à celle des lois ».
Depuis le retour au multisyndicalisme à partir de 1990, 98% des syndicats d’enseignants du secteur public camerounais n’ont pas pu obtenir un récépissé attesttant qu’ils se sont déclarés conformmément aux dispositions conventionnelles en vigueur : ils fonctionnent donc en quasi illégalité, sous le régime de la tolérance administrative. Depuis le 23 décembre 2014, une loi de répression du terrorrisme permet d’assimiler toutes formes de manifestations non autorisées à des actes de terrorrisme justiciables des tribunaux militaires. Alors, comment défendre et promouvoir avec un quelconque succès les droits humains et syndicaux dans un tel contexte ?
Il faut pourtant le faire et c’est ce à quoi s’investissent de nombreux acteurs syndicaux camerounais d’année en année. Ils y réussissent si peu que de l’avis de la plupart des observateurs plus ou moins avertis, le syndicalisme camerounais dans sa faiblesse est aujourd’hui la véritable pierre de touche de la politique sociale du gouvernement. Quoi qu’il en soit, des stratégies, certaines anciennes d’autres innovantes, sont élaborées et mises en oeuvre pour surmonter ces obstacles et relever les principaux défis. Dans ce contexte si singulier qu’est le Cameroun, chaque défi peut heureusement en même temps être utilisé comme une opportunité. Ce qui ouvre comme l’on peut voir une fenêtre d’optimisme, si étroite soit-elle, sur l’avenir du mouvement syndical camerounais.
Le pouvoir en place au Cameroun, maître des horloges, fait presque toujours le pari du temps long et compte, souvent avec succès, sur l’usure pour émousser les déterminations et démobiliser les meilleurs engagements : les cas de violations même flagrantes des droits syndicaux, portés devant les juridictions, restent pendants d’année en année et finissent oubliés et abandonnés. Il n’y a pas meilleure dissuasion quant à la perspective de recourir à la justice. L’Etat crée ses propres syndicats et s’appuie sur ceux-ci pour mitiger aux yeux de l’opinion les points de vue des syndicats qui lui sont hostiles. Ces syndicats-là lèvent les mots d’ordre de grève qu’ils n’ont pas lancés, défendent dans les médias la politique sociale du Gouvernement, qui est généralement celle des grands groupes de capitaux qui tiennent l’économie du pays. Ainsi, le SMIG est demeuré jusqu’ici à 36 200FCFA (55 euros) par mois parce que les patrons des entreprises agro-alimentaires l’ont ainsi voulu. Le pouvoir encourage et entretient la fragmentation des syndicats qui lui résistent et cela a abouti à un paysage syndical extrêmement accidenté : près de 12 centrales représentent les travailleurs, plus 400 syndicats les travailleurs du secteur des transports, une vingtaine celui de l’éducation… Mais il y a, en plus, une action en profondeur que le pouvoir conduit depuis des années, et qui a des effets encore plus dévastateurs sur les syndicats.
Ces dernières années en effet, dans le secteur public, l’Etat s’est surtout attaqué aux acquis : retards de 4, 5 ans et plus dans le paiement des premiers salaires (on parle ici de prise en charge), paiement des salaires au 2/3 plutôt qu’en totalité et mise en mémoire du dernier tiers pendant des années, non paiement des indemnités de logement, accumulation des impayés dus aux titres de prise en charge financière des avancements… Cette stratégie vise simultanément plusieurs objectifs : clochardiser et fragiliser les travailleurs, décourager les cotisations syndicales, déporter les luttes syndicales des thèmes de l’amélioration des cadres de travail et des conditions de vie vers des problèmes élémentaires de survie ; basculer l’action syndicale des revendications structurelles vers des revendications conjoncturelles. Cette stratégie a d’ailleurs très bien fonctionné jusqu’ici : de la fragmentation syndicale, on est passé à l’ultra fragmentation des revendications du corps enseignant en une multitude de micro revendications pris en charge par des collectifs thématiques, collectifs promotionnels, revendiquant pour ce petit groupe leur prise en charge, pour celui-là leurs indemnités de logement, pour d’autres encore leurs primes de documentation et de recherche, leurs compléments de salaires quand ils sont payés aux 2/3, les rappels dus à un titre ou à un autre ; puis les mêmes revendications donnent naissance à de nouveaux collectifs selon les promotions par année ou période. On aboutit à un émiettement, une pulvérisation pure et simple. Ces collectifs, reçus en priorité et à grands renforts de publicité par le Gouvernement, ont capté et accaparé l’attention des médias, de l’opinion et des enseignants ces dernières années (depuis précisément 2017 avec la création du collectif des enseignants indignés) et relégué les syndicats dans l’ombre et la présomption d’impuissance. La décrédibilisation des syndicats s’en est trouvée quasi achevée.
Face à ce déploiement, les syndicats, conscients pour les plus lucides de leurs faiblesses, essaient malgré tout de mettre en œuvre un programme de renouvellement syndical (l’âge d’or du syndicalisme camerounais se situe dans les années 1940 et 1950 sous la colonisation, avec un mini renouveau syndical au début de la décennie 1990) : programme de maillage territorial, puis de densification de l’implantation régionale, départementale, locale. Objectif : construire un pouvoir syndical national crédible susceptible de corriger le déséquilibre flagrant de force qui donne la part belle au Gouvernement. Ce choix stratégique n’était pas mauvais intrinsèquement, il souffrait cependant d’une analyse incomplète de la situation de terrain : en négligeant, même provisoirement, les besoins conjoncturels mais quotidiens et urgents des enseignants au nom du long terme et du structurel, les syndicats ont sans doute durablement détournés ceux-ci du mouvement syndical et les ont jetés dans les bras ouverts des collectifs certes plus dynamiques mais plus éphémères parce que portés sur des revendications plus individualisées. Il s’est installé une déconsidération des syndicats probablement durable et qui va constituer un des grands défis des années à venir. On est là devant un défi préalable et surdéterminant. Avec quelles stratégies le relever ? Après maints diagnostics et débats, il semble se dégager 4 principales voies stratégiques pour les années à venir.
Premièrement, il faudra continuer et persister dans la voie du droit malgré les impasses et les déconvenues. C’est pourquoi dans leur grande majorité, les syndicats du secteur public ont refusé de se soumettre à la procédure d’agrément imposée par le Gouvernement et choisi de s’en tenir à la procédure de déclaration d’existence inscrite dans la convention 87. Mais ce bras de fer limite leurs déploiements sur le terrain (La CEACR dans ses observations 2016 sur le Cameroun, analysant cet état des lieux, dit qu’ « Il en résulte l’hostilité de l’administration à l’égard des dirigeants syndicaux et des syndicalistes, et une véritable entrave au fonctionnement des syndicats qui ne peuvent ni tenir des réunions syndicales dans les établissements scolaires ni obtenir des adhésions sans une existence légale »). A ces premières conséquences, il faut ajouter l’impossibilité pour ces syndicats d’ouvrir un compte dans une banque classique, avec les conséquences que cela entraine pour le financement des syndicats et la gestion des finances syndicales.
Deuxièmement, il faudra œuvrer à la construction d’un véritable pouvoir syndical, et cela implique une implantation nationale effective, une densification de l’adhésion régionale, une formation sérieuse des cadres syndicaux (d’abord tout le leadership intermédiaire puis de base et enfin les militants) à la maîtrise des enjeux des luttes syndicales. Cette tâche semble immense mais avec un bon mix de méthodes, on peut avancer avec une vitesse raisonnable sur ce terrain-là.
Troisièmement, il faudra faire face au problème de l’émiettement syndical, d’abord dans le secteur de l’éducation puis de façon plus transversale dans l’ensemble du champ social. L’unité d’action déjà acquise aujourd’hui dans le secteur de l’éducation n’en est que la première étape. Si celle-ci n’est pas dépassée à terme vers l’unité syndicale, les employeurs et l’Etat auront toujours beau jeu. Est-ce que ce sera facile à atteindre comme objectif à court terme ? Je ne le crois pas : le degré actuel de compréhension des enjeux parmi les acteurs qui comptent est faible, et toutes les chappelles syndicales s’équivalent à peu de choses près. Comme objectif de long terme, il me semble que les chances d’y parvenir deviendraient raisonnablement élevées.
Enfin, il faudra rester en permanence sur le terrain de l’action, même si cela peut avoir un coût négatif très élevé. A chaque action de grève, les sanctions infligées, généralement en toute illégalité aux syndicalistes, font reculer l’élan de syndicalisation. Les revendications des enseignants, surtout dans un contexte de désengagement de l’Etat des secteurs sociaux au profit des secteurs marchands ou marchandisés, touchent de plus en plus à leurs besoins de première nécessité : ils ont toujours un peu plus de mal à boucler les fins de mois. Comme nous l’avons remarqué plus haut, une des grandes erreurs des syndicats ces dernières années a été de négliger cet état des choses pour se focaliser sur le structurel et ils le paient très cher en ce moment. Il s’agit de ne pas récidiver. Mais l’action syndicale peut et doit être diversifiée. Il faut par conséquent également songer aux actions qui réenchantent le mouvement syndical, élèvent vers un idéal de générosité, promeuvent l’image d’un syndicalisme positif. Les syndicats doivent dans cet ordre d’idée développer des logiciels de lutte pour une éducation de qualité, pour un envrionnement durable, pour des organisations plus inclusives, plus démocratiques, plus transparentes et soucieuses de la redevabilité.
En somme peut-on défendre et promouvoir les libertés politiques, les droits humains et syndicaux en contexte non-démocratique ? Ce n’est certes pas facile et pourtant il n’est pas possible de faire autrement. Cela implique un investissement plus périlleux et consomme infiniment plus de temps. Le temps du bon diagnostic, de l’élaboration des solutions adéquates partagées. Le temps aussi de la recherche et de la mise en place des ressources nécessaires. Au Cameroun, le plus grand adversaire des syndicats a souvent été le temps : on y a généralement voulu tout changer sans délai, comme avec une baguette magique. Un certain nombre de leaders d’aujourd’hui commencent peut-être à comprendre que, comme les employeurs et l’Etat, il faudra aux syndicats trouver les possibilités de miser sur le temps long pour reconstruire le mouvement syndical, et éventuellement réussir le renouveau syndical.
Roger Kaffo Fokou, SGA/FESER, SG/SNAES