Le Ministère des Enseignements Secondaires organise les 20 et 21 décembre 2022 à l’hôtel Hilton de Yaoundé une conférence sur les violences en milieu scolaire. Cette initiative est sans conteste louable. Notre espace scolaire est devenu ces dernières années un véritablement coupe-gorge où l’on insulte, frappe, empoisonne et poignarde à tour de bras. Le cas emblématique de feu Njomi Tchakounté froidement immolé au Lycée Classique de Nkolbisson reste gravé dans les mémoires, en même temps que la réaction brutale des pouvoirs publics à l’encontre des enseignants venus accompagner avec quelque honneur le collègue tombé sur le champ professionnel.
Qui subit le plus cette violence éruptive qui, tel un tsunami, balaie nos campus scolaires ? Un coup d’œil au programme de la prochaine conférence du MINESEC laisse apparaître que les élèves seraient, de l’avis des responsables du MINESEC, les principales victimes. Il suffit de s’attarder sur les thématiques à l’ordre du jour, notamment sur l’énuméré des sous-thématiques du panel n°4 portant sur la réponse des pouvoirs publics à la montée des violences scolaires : on y parle de règlement intérieur, encore de règlement intérieur, d’orientation-conseil, de clean-school, de contrôle-suivi, et puis c’est tout. Ce n’est pas pauvre, mais c’est gravement lacunaire. On peine à trouver dans cette boîte à outil de quoi adresser une catégorie spécifique de violence : celle institutionnelle à l’égard des enseignants. Or, en raison de sa position centrale dans la mise en œuvre disciplinaire (nous dirons en quoi, et cela permettra de « brutaliser » certaines vaches sacrées que Dieu nous le pardonne !), il est difficile de lutter efficacement contre la violence en milieu scolaire si l’enseignant non seulement n’est pas acteur principal de ce combat mais en est lui-même victime à plusieurs titres, ce qui est le cas aujourd’hui.
Commençons par le dire de façon claire et sans équivoque : les apprenants sont en très grande majorité victimes de la violence en milieu scolaire. Il est indéniable que la fraction qui, parmi eux, s’illustre de manière violente n’est jamais qu’une minorité, mais c’est une minorité active, qui bénéficie souvent d’incompréhensibles passe-droits, de nombreuses lâchetés formelles et informelles, d’un laxisme institutionnel devenu chronique, d’une législation qui a dévoyé le programme des droits de l’Homme et de l’enfant pour en faire l’instrument idéologique d’un « permissivisme » suicidaire… Le MINESEC, j’en suis certain, ne se fera pas prendre à défaut sur la présentation de ce côté du tableau. Laissons-le lui donc, et occupons-nous un peu de ce qu’il risque fort bien de ne toucher, au mieux, qu’avec négligence : la violence à l’endroit des enseignants.
Quand nous étions jeunes élèves – la nostalgie n’est plus ce qu’elle était ! – il nous était difficile de dissocier de la peur le respect que nous inspiraient nos enseignants. L’œil du maître nous suivait jusques au quartier, aux domiciles. Et c’était salutaire. Le bâton y était sans doute pour quelque chose, mais s’en tenir à cette explication serait réducteur. L’autorité de l’enseignant n’était pas uniquement tributaire de la chicotte, de sa dextérité à manier celle-ci. Aujourd’hui, la peur a changé de camp, et la plupart du temps, l’enseignant qui baisse le regard et recule devant l’élève sait très bien que ce n’est pas par respect pour celui-ci mais parce qu’il lui « fout la trouille ». Nos petits anges d’hier sont en train de devenir de petits démons. Et ce n’est pas seulement parce que la chicotte a été interdite sur les campus scolaires. Des démons qui nous narguent en classe et hors de la classe, refusent de nous répondre ou nous répondent avec insolence, se rient de nos injonctions, n’exécutent pas les punitions que nous osons leur infliger pour les plus courageux d’entre nous, et quand ils estiment que nous avons dépassé les bornes unilatéralement fixées par eux, n’hésitent plus à s’en prendre à nous physiquement, seuls ou en bandes organisées. Cette violence-là nous atteint d’abord dans notre orgueil d’enseignants, ne nous touche physiquement jusqu’ici que dans des cas limités même si de plus en plus nombreux. Elle reste minoritaire même si sa courbe est croissante. La violence qui frappe de plein fouet l’enseignant depuis des années, indistinctement, collectivement, froidement, sèchement, impitoyablement, est institutionnelle.
En effet, la violation systématique des droits des enseignants, couplée à une mal-gouvernance chronique de leur carrière sont les pires violences que subissent ces derniers depuis des décennies. En début de carrière, ils sont jetés sur le terrain comme des enfants illégitimes de l’Etat : pendant que les élèves de l’ENAM, de l’EMIA, de l’Ecole de police (ce sont là les pupilles de l’Etat, les enfants légitimes) bénéficient dès l’école de bourses indiciaires, eux doivent, après avoir payé et financé leur formation eux-mêmes, entamer une carrière dans la plus honteuse des mendicités. C’est au cours de cette période que se désagrègent chez eux la confiance en eux et le respect de soi, et que commencent toutes les compromissions. Les chefs d’établissements, qui savent qu’ils n’ont ni logement ni pain, vont les harceler, les insulter, leur donner des demandes d’explication, des lettres d’observation… les infantiliser. Comment un enseignant qui quémande son lit et qui entre en classe 9 fois sur 10 le ventre vide peut-il être et se montrer digne devant les élèves ? Comment pourrait-il, excédé de tout à commencer par ses conditions de vie et de travail, résister à la démangeaison de passer sur ses élèves ses propres frustrations et ainsi allumer sinon alimenter la violence chez ces derniers ? Ces dernières années (entre 2018 et 2021), l’Etat (qui pouvait les payer) a retenu sur le bulletin de paie des enseignants près de 180 milliards dus ! Un décret présidentiel confère à une catégorie d’enseignants – les Animateurs pédagogiques – un rang de chef de service adjoint de l’administration centrale. Cela correspond à une prime de 9000 FCFA /mois. De toute la chaine de responsabilités de ce ministère, on avait alors décidé de retrancher 3 mois par an de cette prime et de ne la payer que 9 mois /12. Aucun texte ne l’autorisait : seul l’arbitraire. C’était déjà violent mais pas encore assez : on l’a supprimée purement et simplement, et on a sanctionné avec zèle tous ceux qui osaient refuser d’exercer gratuitement cette responsabilité. Imagine-t-on le degré de violence que cela représente ? non, certainement, puisque cette violence-là ne touche pas les élèves, elle ne touche que… des enseignants ! Et puis, il y a la violence par le mépris : cette prime dite de rendement : 3000FCFA/trimestre et parfois moins, c’est-à-dire 1000FCFA/mois et parfois moins ! Qu’à donc fait l’enseignant pour en mériter à ce point ? Mais la coupe de ce dernier n’est jamais pleine : il suffit de scruter la gestion de sa carrière.
Un profil existe-t-il pour ce faire ? Une ébauche à peine. Mais à quoi sert-elle généralement sinon à meubler son statut particulier ? Pendant que de vieux enseignants prennent retraite craie en main, ou font 15 à 20 ans comme surveillants généraux ou censeurs, de nouveaux venus, certainement plus cotés, deviennent Directeurs de collèges et proviseurs et les commandent. Un bon nombre d’enseignants commencent leurs carrières dans les grandes villes et les y achèvent ; d’autres, plus nombreux encore, les entament au fin fond des brousses et les y achèvent également. On a même vu, dans le NOSO en guerre, des enseignants passer 4 à 5 années au front alors que les soldats, formés quant à eux à la guerre, y sont relevés régulièrement. Je ne crois pas qu’il soit nécessaire de continuer à peindre ce tableau, bien que tous les détails n’y soient pas encore. Pourquoi toute politique de lutte contre la violence en milieu scolaire est-elle vouée à l’inefficacité en face d’un tel tableau ?
La raison en est fort simple : pour éradiquer un mal, il faut s’attaquer d’abord à ses causes et non pas à ses conséquences. Dans son préambule, l’Acte constitutif de l’UNESCO proclame que « les guerres prenant naissance dans l’esprit des hommes, c’est dans l’esprit des hommes que doivent être élevées les défenses de la paix. » Il suffirait de paraphraser cette déclaration: « la violence prenant naissance dans l’esprit des hommes, c’est dans l’esprit des hommes que doivent être élevées les défenses pour la paix ». Nous sommes là à mille lieux d’une conception matérialiste et comptable de la violence en milieu scolaire qui, s’appuyant sur les rapports des surveillants généraux, des surveillants dits de secteurs, des conseils dits de discipline, déroule des statistiques comparées pour mesurer le recul ou la recrudescence de la violence. On comprend pourquoi dans cette vision, le surveillant général apparaît comme le personnage clef, le pilier de l’action disciplinaire. Mais qu’enseigne-t-il ? Ou plus simplement, comme on le dit habituellement s’agissant de n’importe quel enseignant : quelle discipline le surveillant général enseigne-t-il ? Aucune : il se contente de tenir la comptabilité disciplinaire et de sanctionner, quand cela lui est permis. Il n’est que le thermomètre de l’état disciplinaire de l’établissement. Autrefois, il était également l’exécuteur des hautes œuvres, le manieur de fouet. Aujourd’hui, il lui est quasiment interdit de punir. Il faut donc revenir aux fondamentaux, à ceux qui enseignent des disciplines, et par là construisent la discipline dans l’esprit des apprenants, ce qui revient à élever les défenses pour la paix : les enseignants.
Mais pourquoi les enseignants, par les disciplines qu’ils enseignent et puisqu’ils les enseignent indéniablement, n’arrivent plus à discipliner nos enfants ? Cette question, vous l’avez découvert j’en suis certain, est un attrape-nigaud. On n’enseigne pas ce que l’on sait, mais ce que l’on est. Une discipline n’est donc qu’un prétexte pour enseigner LA DISCIPLINE. La question devient de ce fait plus simple : les enseignants sont-ils encore disciplinés aujourd’hui ? Il suffit de scruter le parcours qui les mène à la salle de classe craie en main : comment obtiennent-ils leurs tickets pour les écoles normales ? De façon disciplinée (en d’autres termes par ordre de mérite) ou de façon désordonnée ? Comment obtiennent-ils leurs tickets de sortie de ces écoles ? Comment sont organisées leurs affectations et mutations une fois sur le terrain ? Leurs promotions ? etc. On le voit, ils passent par un parcours d’indiscipline notoire et il n’est pas illogique qu’ils en ressortent indisciplinés. Autrefois, ils avaient l’obligation de passer par le service militaire pour parachever leur formation disciplinaire : ils y apprenaient le respect des emblèmes nationaux, de la hiérarchie, des principes, l’esprit de sacrifice, du don de soi… On a cru bon les en dispenser, magnanimement ! Désormais, ils sont appelés à enseigner une chose qu’ils n’ont pas apprise eux-mêmes : la discipline. Que dis-je ? On ne leur demande même plus d’enseigner, je veux dire véritablement, quoi que ce soit, à plus forte raison la discipline. Quelles sont selon vous les chances pour qu’ils y réussissent ?
Roger Kaffo Fokou