EDUCATION DANS LE GRAND NORD CAMEROUN : Une bombe à retardement

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Depuis des décennies, le Grand Nord accuse un énorme retard sur le plan éducatif par rapport à d’autres régions. Nous ne pouvons pas dire que cela n’émeut personne, au contraire. Le gouvernement camerounais a certes fait des efforts en construisant des écoles dans ces parties du pays, en revanche l’existence de ces établissements scolaires ne constitue pas une potion magique qui pourra résoudre tous les problèmes de sous-éducation chronique de cette partie du pays. Conscient de cet état de choses, les structures en charge de l’éducation et même la communauté éducative essayent de trouver des mesures palliatives, mais malheureusement pour traiter ce cancer, on utilise le paracétamol sachant pertinemment que c’est une thérapie inappropriée.  

En réalité, en tant que professeur de français dans l’extrême Nord du pays, je me suis rendu compte que tout est mis en œuvre de manière inconsciente ou consciente si je peux le dire ainsi pour que cette partie du pays demeure dans la sous-éducation. L’élite ou le politique de ce côté se préoccupe de tout sauf de l’avenir de la jeunesse sur le plan éducatif. La sous-éducation est déjà une norme et cela ne cause plus aucun problème ; on vit au jour le jour, tant qu’un individu peut avoir quelque chose à se mettre sous la dent, le tour est joué, et on attend le jour suivant. Les questions que nous nous posons sont celles de savoir : quel avenir est réservé à cette jeunesse ? Eprouvons-nous du plaisir sur le fait que le grand Nord soit toujours classé dernier lors des résultats des examens officiels ?

Le mal est très profond, et en tant qu’enseignant dans cette partie du pays, le constat pour moi est clair : les intellectuels et les responsables des différentes délégations en charge de l’éducation ont adopté une politique à l’effet de « l’épée de Damoclès ». En effet, il est question ici d’une politique basée sur le népotisme consistant à faire évoluer les élèves n’ayant véritablement aucun de niveau sous le fallacieux prétexte de vouloir rattraper les autres régions (centre, sud, ouest, etc.) qui sont plus stables sur le plan éducatif. Ils oublient ou nient complètement le fait que ces régions où l’éducation a prospéré ont eu à faire un travail de fond sans complaisance aucune pour atteindre ce niveau d’instruction auquel nous donnerons une mention « passable ». La prolifération des établissements scolaires publics et privés y est un atout, la disponibilité d’enseignants et la dispensation des enseignements de meilleure qualité dans ces régions ne sont plus à démontrer (il est vrai qu’aujourd’hui, avec l’Approche par Compétences, le niveau des élèves sur le plan national a considérablement baissé). Alors que dans le grand Nord, le contexte est complètement différent : le retard éducationnel y est lié à l’histoire du Cameroun tout entier.Le grand Nord est resté renfermé sur lui-même, sans véritable ouverture aux autres régions ; ce qui peut être l’une des causes profondes de ce grand retard.Ceci n’est pas ce qui nous intéresse en premier chef ; en revanche, la méthode mise sur pied pour sortir de cette situation précaire nous préoccupe. Connaissant déjà tous ces problèmes qui plombent l’éducation dans cette partie septentrionale du pays, notre analyse va s’étendre sur les points suivants : la promotion collective mal appliquée dans le primaire et la clochardisation/infantilisation des enseignants.

  1. LA PROMOTION COLLECTIVE MAL APPLIQUEE DANS LES ECOLES PRIMAIRES

La promotion collective telle qu’elle est appliquée dans le grand Nord et dans d’autres régions de notre pays n’aide pas à relever le niveau de ceux qui ont la chance d’aller à l’école mais plutôt à les enliser davantage dans l’ignorance ou la sous-éducation. Les enseignants et vacataires exerçant de ce côté, face aux difficultés qu’ils rencontrent sur le terrain, ne parviennent pas à fonder une bonne base chez les apprenants et les font réussir même s’ils n’ont pas de niveau. L’essentiel, c’est d’aller en classe supérieure. Tout ceci est dû au fait que les élèves ont de réelles difficultés à comprendre ou à s’exprimer en français ou en anglais ; ce qui rend complexe le processus enseignement/ apprentissage.

En outre, nous avons un manque criard d’enseignants du côté du grand Nord. Dans les villages environnant la ville de Maroua, plusieurs établissements sont en sous-effectif parlant de maitres d’écoles primaires. Parfois dans tout un établissement on ne retrouve qu’un directeur qui enseigne de la SIL au CM2. Nous parlons bien là de la pédagogie ; un directeur est-il un extraterrestre pour gérer toute une école primaire seul et réussir la formation de ses écoliers ? Nous répondons naturellement par la négative. Plus tard, lorsque le directeur se sent acculé ou dans l’incapacité de continuer dans cette pédagogie suicidaire, il est contraint de recruter des individus dans le village qui ne maitrisent absolument rien de la pédagogie ; ils se battent à leur niveau pour dispenser des cours. Régulièrement cela se fait en langue maternelle sous prétexte que les apprenants ne comprennent pas la langue française, ce qui est bel et bien une réalité. Alors, est-ce parce que les élèves ont des difficultés avec la langue française qu’il faut dispenser les cours en langue maternelle ?

En effet, ce qui caractérise cette pédagogie suicidaire, c’est la course aux statistiques pour rivaliser médiocrement avec les autres régions et pour donner l’impression qu’on fait un excellent travail pour sortir la région de la précarité sur le plan éducatif. On fait donc réussir le maximum d’élèves en leur attribuant des notes fantaisistes qui n’ont rien à voir avec leur performance ou leur niveau. Résultat, au secondaire, particulièrement au sous-cycled’observation, les élèves ayant obtenu leur certificat d’études primaires sont incapables dans la quasi-totalité de lire ou de produire de manière profane un texte. Alors comment ont-ils fait pour obtenir ce diplôme ? Pas besoin pour répondre d’une boule de cristal : c’est juste le résultat d’une formation ou d’une pratique pédagogique biaisée.

Nous nous demandons quel est le projet de ce type de formation, est-ce un plan institué pour sacrifier des générations dans le grand Nord ? Est-ce une satisfaction pour les élites et intellectuelles du septentrion de voir leur région s’enliser dans cet état d’obscurantisme inqualifiable ?

Evoluons dans le décryptage. Toujours dans le grand Nord,lors des concours d’entrée en 6ème et 1ère année et même les examens officiels, c’est toujours le culte du pourcentage de réussite. Les délégations régionales en charge de l’éducation donnent des recommandations aux chefs d’établissement sur le nombre d’élèves à recruter lors de ces concours. Cependant, pour ne pas contester les ordres de la hiérarchie, lesdits chefs d’établissement font des mains et des pieds pour répondre aux exigences de la hiérarchie ; ce qui les amènent à recruter à un pourcentage élevé les élèves n’ayant pas le niveau du CE1 : ils ne savent ni lire, ni écrire. Le pire est que cette pédagogie suicidaire ne s’arrête pas à ce niveau. Le même processus continue au secondaire. Parfois on s’appuie sur des alibis selon lesquels : « tous les élèves ont droit à l’éducation » ; « au grand Nord, les enfants n’aiment pas l’école, alors, pour que les établissements ne se vident pas, il faut qu’ils réussissent ». Un énorme caprice en faveur des élèves mal formés dès la base qui est le primaire. On se dit vouloir résoudre un problème d’analphabétisme chronique qui sévit dans la région du grand Nord, pourtant on ne ménage pas des efforts pour assécher davantage un cours d’eau qui est déjà dans une zone aride. Si un pédagogue, face à une difficulté dans le processus enseignement/ apprentissage se réfère aux méthodes anti pédagogiques pour résoudre un problème d’apprentissage, il y a lieu de s’inquiéter. Ce qui est encore déplorable dans cette affaire, c’est le fait qu’on veuille contraindre certains enseignants à participer à ce génocide de l’éducation en zone septentrionale. D’une manière sournoise ou implicite, la hiérarchie de l’établissement amène les enseignants à comprendre et appliquer les principes de cette tradition qui voudrait qu’on fasse réussir à tous les prix les élèves qui ont un niveau douteux.

  1. LA CLOCHARDISATION ET L’INFANTILISATION DES ENSEIGNANTS : CEUX QUI DÉTIENNENT LA BOUSSOLE D’UN PAYS

En effet, la clochardisation et l’infantilisation du corps enseignant dans notre pays sont relatives au traitement indigne de l’enseignant camerounais. Mauvais traitements liés aux problèmes salariaux et actes de carrière, à l’environnement éducatif qui devient de plus en plus dangereux car l’enseignant a été dépossédé de son autorité. L’enseignant camerounais est le seul fonctionnaire qui finit sa formation à l’école et commence le travail sans le moindre sou. Supposé être indépendant financièrement dès la sortie de l’école, il se retrouve en train de quémander les frais de transport pour aller au travail à ses parents déjà époumonés à cause de multiples difficultés de la vie. Six mois après, on lui donne une avance de salaire communément appelé les 2/3. Cette modique somme lui permettra de s’épanouir un tout petit peu pour celui qui n’a pas encore de charges familiales. Après ces 2/3, les espoirs sont nourris en se disant que le complément de salaire sera imminent ; malheureusement, il devra attendre quatre ans et plus pour voir son salaire complet. Là, ce n’est que le complément de salaire, on ne parle pas des avancements et autres actes de carrière dont la non application est devenue une norme. Parfois pour avoir l’effet financier de ses avancements, il faut s’abonner à quelques réseaux mafieux où tu rachètes ton dû avec ton propre argent. A cette clochardisation s’ajoute l’intimidation de l’enseignant par sa propre hiérarchie : il est abandonné à lui-même, il est poignardé par des élèves délinquants, molesté par certains parents d’élèves disant que l’enseignant n’a aucune autorité sur leurs enfants chéris. Il en est de même des indemnités des examens officiels, il travaille pour être payé après un an.Voilà l’environnement dans lequel l’enseignant camerounais travaille. Avec des conditions de travail aussi précaires, la hiérarchie attend un résultat positif. En réalité, l’enseignant est un travailleur et citoyen étrange qui ne dispose que de devoirs mais jamais de droits.

En effet, ce mal-être qui colle à la peau du corps enseignant et qui s’enlise impacte directement sur son rendement sur le terrain, crée des frustrations ; la motivation suffoque peu à peu en lui jusqu’à ce qu’elle se dissipe complètement. Et c’est l’éducation toute entière qui en prend un coup. Avec ces conditions de travail qui n’honorent pas le corps enseignant, pensons-nous réellement qu’il soit capable de mobiliser des ressources pour résoudre ce problème d’analphabétisme qui prévaut presque fatalement dans le grand Nord ?

En tant qu’enseignant, nous craignons cette situation alarmante. Chaque jour, chaque semaine, chaque mois et chaque année, le nombre d’enseignants indignés s’accroit et les conséquences sont visibles sur le terrain. Pour l’instant, on peut encore stopper le développement de ce cancer. L’éducation est l’avenir d’un pays et nous parlons de l’émergence du Cameroun à l’horizon 2035 ; paradoxalement les efforts sont faits pour bâtir une société de cancres, en assassinant l’éducation. Pourrons-nous atteindre cette émergence en fragilisant ou en sacrifiant le secteur éducatif ?

Les mots employés dans cet article ne pourraient certainement pas démontrer à quel point cette situation est critique, mais sachons que nous sommes entre le marteau et l’enclume ; et si rien n’est fait de manière urgente pour revaloriser l’enseignant en le mettant dans des conditions de travail idoines et décentes, si rien n’est fait par les pouvoirs publics pour placer l’éducation comme priorité, nous aurons une société anarchique.

Une personnalité illustre disait : « si vous voulez détruire un pays, il suffit de détruire son système éducatif et d’y généraliser la corruption ». Cela est irréfutable, pas besoin d’une arme nucléaire pour détruire une nation, il suffit juste de fragiliser son éducation et le tour est joué.L’importance de l’éducation est un secret de polichinelle pour une nation, pas besoin de philosopher dessus, l’éducation est une fondation sur laquelle repose tout un pays. Voilà pourquoi, nous au SNAES (Syndicat National Autonome de l’Enseignement Secondaire) avons décidé d’orienter notre bataille dans ce sens ; il s’agit de militer pour que les droits des enseignants soient rétablis, mais aussi de mener des actions salvatrices en faveur de l’éducation de notre pays qui est en phase d’agonie. L’éducation doit rester ce précieux sésame, lorsqu’on a tout perdu.

En somme, voilà la situation actuelle de l’éducation dans la partie septentrionale du Cameroun. A cet effet, le gouvernement et particulièrement les élites et intellectuels du septentrion doivent revenir à de meilleurs sentiments et se pencher urgemment sur la question critique de l’éducation dans cette partie du pays, car le développement commence par la pensée.

DESIRE ELA, SA DU SNAES àPETTE DEPUIS MAROUA