Halte à la soumission pédagogique : C’est elle qui tue notre école!

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Pourquoi ai-je l’impression que cela est chaque jour un peu plus vrai que le précédent ? Les enseignants camerounais non seulement n’organisent plus de débats – on pense à l’époque désormais bénie des années 1990, quelle insupportable nostalgie ! – mais quand bien même une bonne âme a l’idée d’en organiser un et de les y inviter, ils se gardent bien d’y paraître. Sont-ce les débats ou est-ce plus simplement le débat qu’ils fuient ? Alternative tragique pour des pédagogues, des gens qui se voient volontiers avant tout comme des pédagogues. Car si l’ont veut bien admettre que l’enseignant n’enseigne véritablement que ce qu’il est, on n’a plus qu’à conclure que l’enseignant camerounais enseigne le mépris/la détestation du débat. Il est donc au service de tous les césarismes qui pourraient éventuellement infecter notre société. Grave responsabilité.
Peut-être n’est-il pas inutile de se rappeler et rappeler ce que la démocratie en France, si imparfaite y soit-elle, doit aux salons du XVIIIe siècle. Comment libérer une société opprimée quand on ne parle pas et n’encourage pas à parler ? Quand dire devient le meilleur moyen de se taire ? Le silence a beau être considéré comme de l’or, chez nous cet or brille de plus en plus d’un éclat d’une violence fracassante : « cette foule étrangement bavarde et muette », disait avec le radical à-propos qui le caractérisait Césaire. Silence pour silence, celui des pédagogues, parce qu’il est aux fondements de la construction du futur homme chez l’enfant, ne peut que préoccuper profondément. Et il préoccupe d’autant qu’il est aujourd’hui soigneusement institué.
Qui sait chez nous ce que l’on appelle sous d’autres cieux – des cieux dont nous prenons d’ordinaire volontiers les errements pour modèles – qui sait chez nous ce que l’on appelle « liberté pédagogique » ? Vincent Peillon, alors ministre français de l’éducation nationale a déclaré : « Enseigner n’est pas un métier d’exécution. La liberté pédagogique est absolument essentielle pour les enseignants. » Celle-ci inclut pour l’enseignant l’organisation de ses enseignements, de ses évaluations, de ses méthodes d’enseignement et d’évaluation, dans le souci d’une plus grande efficacité, cela va de soi. Il n’y a pas de liberté pédagogique sans responsabilité pédagogique. Aussi la condition sine qua non pour être pédagogue et donc jouir de la liberté pédagogique doit-elle être une indiscutable expertise pédagogique et scientifique, autant dire une formation au-dessus de tout soupçon. Les salles de classes ne sauraient se transformer en abattoirs déguisés !
Ces derniers temps, l’institution pédagogique chez nous s’illustre comme une officine de transmission des instructions sur le mode injonctif le plus pur. On a dit « méthode globale » ? Appliquez ! Tant pis si au bout de l’année vos apprenants ont surtout appris à chanter les textes. Vous voulez en discuter ? C’est de la rébellion simple. Et si vous insistez, cela devient de la rébellion aggravée. Un vocabulaire d’un autre contexte à une autre époque ! En tous les cas, ce n’est pas avec Monsieur l’Inspecteur que vous l’aurez, cette discussion, son parti étant déjà pris. On nous expliquait l’autre jour combien il était important en vertu de l’APC d’intégrer l’apprenant dans son contexte. Qui pourrait en disconvenir ? Le tout, c’est de s’entendre sur le comment. Un exemple nous permettra certainement d’y voir un peu plus clair.
En orthographe, désormais, on va l’évaluer à l’aide d’un outil génial : la correction orthographique. Seuls quelques mots – à peu près une quinzaine – seront pris en compte dans le texte qui lui sera proposé. S’il les trouve tous, et même s’il rate tous les autres – hypothèse excessive mais pas surréaliste – il a 20/20 et est considéré comme parfait en orthographe. Est-ce que son futur potentiel employeur l’évaluera de la même manière lorsqu’il lui adressera une demande d’emploi truffée de fautes ? Certainement pas. Voilà donc une belle intégration en perspective !
Le français, paraît-il, est devenu une cause nationale : il serait le plus grand responsable des échecs des candidats aux divers types d’évaluation. Comme en sortir ? On a décidé de sanctionner cette insupportable discipline par l’asphyxie pure et simple : au lieu des six heures hebdomadaires d’hier, on n’en fait plus que quatre aujourd’hui. Et gare si le carnage continue, on pourrait alors descendre à deux, et finalement peut-être à zéro ? Qui sait ? Cela donnera encore plus d’espace aux sciences, dans la perspective d’une vision matérialiste du développement. Sans blague !
La vérité, c’est sans doute que nos enfants sont devenus des cobayes pour des savants fous, des fonctionnaires – que dis-je ? – des rouages de la machine pédagogique. Comment un rouage pourrait-il désobéir à la machine sans qu’il s’agisse d’une panne ? Comment une machine pourrait-elle désobéir à son programmeur sans qu’il s’agisse d’une panne ? Un pédagogue-rouage d’une machine pédagogique… Un rouage interchangeable… On ne serait pas dans l’univers décrit naguère par Robert Musil ? Vous me direz que la liberté pédagogique, laissée en roue libre, pourrait aussi déboucher sur des expérimentations hasardeuses, tout aussi dangereuses. Mais comment contrôler chacun des deux excès sans le débat, sans une culture du débat ? Il est temps que l’on se persuade d’une vérité élémentaire : la pédagogie, si on veut l’épanouir, ne devrait pas se cultiver en terrain dogmatique, et le pédagogue ne saurait se muer en gardien de vaches sacrées. L’espace pédagogique idéal ne peut être qu’un forum au sens étymologique du terme, ou mieux un carrefour de rencontres diverses. La seule dictature que l’on devrait y souffrir, à laquelle l’on y devrait se soumettre, est celle du débat.

Par Roger KAFFO FOKOU