Production écrite au BEPC 2018 : ces faiblesses qui interpellent

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L’Approche par compétence avec entrée par les situations de vie a engagé sa phase d’évaluation certificative. Les examens officiels de la session 2018 ont permis de certifier la première cuvée du BEPC APC. Les résultats de cet essai ont été quasi mirobolants. De quoi se féliciter. Pourtant, les principaux acteurs pédagogiques partagent un consensus dérangeant : tout le monde continue à tâtonner dans l’univers camerounais de l’APC, enseignants de classe, animateurs, conseillers comme inspecteurs pédagogiques. Est-ce parce que nous avons des difficultés à nous accorder sur l’APC, présupposés, contenus, techniques et enjeux, que nos apprenants, évalués à l’aune de cette approche, sont si bons ? Il faudra creuser cette question. En attendant et en manière de préparation à un éventuel travail d’évaluation, nous nous sommes intéressé à une des épreuves du BEPC session 2018 : l’expression écrite. Elle propose un nouveau modèle d’évaluation de la production écrite des apprenants, et de ce fait impose un nouveau paradigme d’enseignement/apprentissage de cette activité de la classe de français du premier cycle du secondaire. En partant des caractéristiques de cette épreuve, nous allons nous appuyer sur les plus récents consensus et résultats des recherches en pédagogie pour essayer de déterminer si ce nouveau paradigme d’enseignement/apprentissage de la production écrite peut permettre aux apprenants d’acquérir ce qu’il est désormais convenu d’appeler les compétences du XXIe siècle.

I. Des caractéristiques de l’épreuve d’expression écrite au BEPC 2018

Examinons le sujet 1 suivant d’expression écrite au BEPC session 2018 :

Sujet : L’insalubrité gagne nos villes. Le constat est alarmant. En tant que membre du Club « environnement », tu rédiges pour les jeunes de ton quartier, un texte de sensibilisation pour leur faire prendre conscience de la gravité du phénomène des déchets en tous genres jonchant les rues. En prélude à cette publication, tu partages avec eux ce texte :

A la maison, dans les hôpitaux, dans l’industrie, on rejette dans la nature de « l’eau sale » qui contient des déchets.

L’eau qui ruisselle entraîne ces déchets. Elle ramasse aussi les produits polluants utilisés dans les champs. Elle les emporte dans les rivières, les mers et les nappes souterraines. Ils rendent l’eau inutilisable.

Quand les saletés sont biodégradables, la nature arrive à « laver » l’eau, à « digérer » et à éliminer les détritus.

En ville, la population est nombreuse et rejette beaucoup de déchets (plastique, métaux, verre…) et de produits dangereux pour l’homme.

Préservons notre planète, Belin International, 2008, p.15.

Consigne : Produis un texte à dominante argumentative et explicative dans lequel :

  1. Tu présentes, en une dizaine de phrases complètes et bien construites, les dangers des déchets et des eaux sales.
  2. Tu proposes, dans un paragraphe bien élaboré, deux ou trois mesures à prendre pour lutter contre la pollution dans les quartiers.
  3. Tu expliques, en une dizaine de phrases cohérentes, comment traiter les déchets et les eaux sales pour éviter les maladies.

Ce sujet a une indéniable qualité : il est, malgré quelques maladresses de forme, d’une indéniable clarté, et dit avec une remarquable précision ce que l’évaluateur attend de l’apprenant-candidat. Sur le fond cependant, il présente de nombreuses curiosités.

Premièrement, il propose en ouverture un sujet classique complet de production écrite tel qu’on l’entendait avant l’APC :

Sujet : L’insalubrité gagne nos villes. Le constat est alarmant. En tant que membre du Club « environnement », tu rédiges pour les jeunes de ton quartier, un texte de sensibilisation pour leur faire prendre conscience de la gravité du phénomène des déchets en tous genres jonchant les rues.

Comme il est aisé de le constater, l’extrait ci-dessus comporte déjà bel et bien un constat/appréciation et un libellé. On aurait pu s’en tenir à cela, et le candidat aurait toujours fait son travail. Il est apparu nécessaire, au nom de l’APC sans doute, d’aller plus loin.

Deuxièmement donc, le sujet propose un texte/corpus, qui est en réalité un second constat sur le même thème, plus détaillé que le premier. Ce second constat est suivi d’un second libellé, lui aussi plus détaillé que le premier. Pourquoi ?

A l’examen, il apparaît que le second constat propose des réponses, à des questions qui seront posées explicitement par le second libellé. Le candidat se voit donc dispensé en tout ou en partie d’au moins deux types d’effort : l’effort d’élaborer un plan de sa production, celui de  meubler de contenus ce plan offert gracieusement. A dire vrai, on pourrait y ajouter une troisième dispense : celle d’introduire et de conclure sa production.

En lisant le sujet, on se dit de prime abord qu’il y a juste ambiguïté sur la question de l’introduction et de la conclusion, ou implicite : on y parle en effet de produire un texte, et l’on peut raisonnablement penser qu’un texte est un tout, introduit, développé et conclu. Le corrigé proposé nous ôte indiscutablement cette conjecture. Le travail attendu est-il même finalement un texte ou ne s’agit-il que de paragraphes autonomes ? Cette question a son importance. D’une instruction à l’autre, on passe de la notion de paragraphe à celle de phrases, puis plus simplement de lignes. On sait que chacune de ces notions résulte d’un présupposé différent. Rien n’indique au candidat sur l’épreuve, et au correcteur dans le corrigé, qu’il est besoin ici, entre deux paragraphes, ou groupe de phrases, ensemble de lignes, de penser aux transitions.

A l’orée du XXIe siècle, et au regard du contexte radicalement nouveau que propose une mondialisation accélérée, comment peut-on évaluer le modèle d’apprentissage qu’implique une telle évaluation ? Pour esquisser quelques éléments de réponse, nous aurons besoin préalablement de rappeler un consensus globalement adopté et d’examiner quelques apports théoriques.

II. Du consensus actuel sur l’éducation et de quelques apports théoriques

Avant d’aborder la question du consensus global actuel sur l’éducation et de quelques apports théoriques sélectionnés, nous voulons partir du fait que le BEPC est l’examen certificatif qui sanctionne la fin du premier cycle de l’enseignement secondaire. Ce cycle clos désormais ce qui est considéré dans la déclaration d’Inchéon « Education 2030 » comme l’éducation de base aujourd’hui : pré-primaire, primaire et premier cycle du secondaire (Cf. cadre d’action, vision, logique et principes, point N°6) Il est ainsi aujourd’hui largement admis que l’acquisition des compétences dites transférables (capacité à communiquer dans une langue étrangère, capacité d’analyse et de synthèse, organisation, structuration et planification, autonomie et initiative, etc.) dépend du bon achèvement du premier cycle du secondaire. D’une part, des recherches montrent que ces compétences tendent à concourir comme critères de recrutement en entreprise aux côtés des diplômes requis, d’autre part, le pourcentage de jeunes de chaque génération qui sortent de l’éducation à la fin du premier cycle du secondaire au Cameroun reste dramatiquement élevé. Il est ainsi très important que les enseignements dispensés dans ce cycle mettent un accent particulier sur la qualité, puisqu’à la fin du premier cycle du secondaire près de 70% d’une génération de jeunes a déjà quitté l’école. C’est dans ce sens que la vision « Education 2030 » d’Inchéon affirme qu’ « il est dangereux de se concentrer sur l’accès à l’éducation sans prêter suffisamment attention à la question de savoir si les élèves apprennent et acquièrent vraiment les compétences pertinentes lorsqu’ils sont à l’école. »

Ces compétences, les éducateurs, les ministères de l’éducation, les gouvernements, les fondations, les employeurs et les chercheurs en parlent en termes de compétences du XXIe siècle et évoquent des capacités de réflexion supérieures, d’apprentissage approfondi, ainsi que d’aptitudes à la pensée complexe et à la communication.

Lorsque l’on parle d’acquisition de compétences, on ne peut ne pas faire la liaison avec ce que la psychologie d’apprentissage appelle niveaux d’apprentissage. Il existe de nombreuses taxonomies des niveaux d’apprentissage : Bruner, Bloom, Gagne, Krathwohl… Celle de Bloom est sans doute la plus citée. Elle propose six niveaux d’acquisition ordinairement restructurés en 4 paliers selon le schéma ci-après :

Comme on peut le noter, une bonne partie des compétences transférables (cf. énumération en supra) fait partie de l’étage supérieur de la taxonomie de Bloom. Un apprenant ne devrait donc pas achever son premier cycle du secondaire sans avoir acquis, entre autres, tous les niveaux de compétences déployés par ladite taxonomie.

III. Le niveau des compétences attendues de la production écrite au BEPC aujourd’hui : esquisse d’analyse

L’épreuve d’expression écrite au BEPC 2018 permet de se faire une idée de la qualité et du niveau des compétences que l’institution attend d’un apprenant en fin de premier cycle du secondaire au Cameroun aujourd’hui. Sur la base des caractéristiques du sujet que nous avons relevées plus haut il est possible de faire un certain nombre de constats.

Premièrement, la reprise expliquée du sujet accompagnée d’exemples d’illustration dispense l’apprenant du processus de construction de ses compétences de connaissance et de compréhension. Désormais, il n’a plus besoin de fournir l’effort de compréhension du sujet : ce travail est accompli par l’évaluateur dans la conception et la mise en forme du sujet. En d’autres termes, ne vous donnez plus la peine de réfléchir, lui dit-on, il y a des gens chargés de le faire pour vous.

Deuxièmement, il est aussi dispensé de la tâche d’organisation de ses idées : sous prétexte de lui assigner des tâches précises, on lui donne le plan de la production attendue de lui. Ce plan est-il dialectique ? analytique ? autre ?  Il n’a même plus besoin de savoir ce que ces mots veulent dire, puisque ces problématiques sortent du champ de son attention. Selon Stanislas Dehaene (2018), « En sciences cognitives, on appelle “attention” l’ensemble des mécanismes par lesquels notre cerveau sélectionne une information, l’amplifie, la canalise et l’approfondit. » En enlevant à l’apprenant le souci de la planification de ses idées, on soustrait de son attention certaines préoccupations et du coup il devient aveugle à celles-ci, sans doute pour la vie.

Troisièmement, le besoin de cohérence est occulté par le morcellement de la production imposé par la consigne. Celle-ci se transforme en pièces détachées, faisant disparaître la vue d’ensemble. Puisque la nécessité d’introduire ou de conclure disparaît elle aussi, que nulle part il n’apparaît qu’il faille relier les paragraphes par des transitions, l’expression écrite comme texte disparaît et devient un ensemble de morceaux écrits. Et ces morceaux ne sont plus que des pièces d’une machine que l’apprenant ne voit plus dans son ensemble. On lui commande des pièces pour construire un objet mais la tâche d’assemblage ne relève plus de ses compétences. C’est une forme de taylorisation.

Comment pourrait-il évaluer son travail puisque ce processus ne peut se faire efficacement que dans l’assemblage réussi des pièces ? L’apprenant est ainsi réduit à la compétence d’application : il n’est plus qu’un autonome.

 

Les enjeux du siècle que nous vivons sont désormais connus de tous et ils sont néo-darwiniens. Entre les nations, la compétition est impitoyable et l’arme la plus efficace pour s’y positionner avec un minimum de confort est l’éducation de qualité. De Dakar à Inchéon, le concept de qualité de l’éducation n’a cessé d’être affiné : on parle aujourd’hui de compétences du XXIe siècle. Nos contenus et méthodes d’enseignement/apprentissage doivent être orientés pour permettre l’acquisition desdites compétences, entre autres. Il nous semble, au regard de l’épreuve de production écrite au BEPC 2018, que la classe de français au premier cycle, cycle considéré désormais comme étape terminale de l’éducation fondamentale, ne prépare pas vraiment à l’acquisition de ces compétences du XXIe siècle. Mais il peut ne s’agir que d’un déplacement raté que traduit la qualité de l’évaluation, mais l’on sait qu’à terme celle-ci imposera un modèle d’enseignement/apprentissage. Aussi nous a-t-il paru urgent de réagir pour pousser à agir.

Roger KAFFO FOKOU, Enseignant.