Steven Leprizé : “On veut tuer les métiers d’art parce que la formation coûte trop cher !”

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Métiers d’art

Propos recueillis par Mikaël Faujour

Publié le 18/12/2020 à 17:00

Le collectif Sauvons les métiers d’art s’est formé pour dénoncer une réforme qui, au profit de la fusion de l’enseignement du design et celui des métiers d’art, menacerait à ses yeux de nombreux savoir-faire. Entretien avec son porte-parole, le professeur et ébéniste Steven Leprizé, alors qu’une nouvelle manifestation s’est tenue ce 17 décembre.

Réunissant des professeurs de plusieurs écoles et lycées des métiers d’art de Paris et de province, le collectif Sauvons les métiers d’art dénonce l’inefficacité du Diplôme National des Métiers d’Art et du Design. Deux ans après son entrée en application, ses effets sont jugés désastreux par le secteur des métiers d’art.

Ébéniste couronné de nombreux prix (Grand prix de la création de la Ville de Paris, Prix pour l’Intelligence de la main de la Fondation Bettencourt-Schueller…), créateur et directeur de l’Atelier de recherche et de création en ameublement (Arca) et professeur à l’École Boulle (établissement public spécialisé dans les arts appliqués et les métiers d’art, l’architecture intérieure et le design) Steven Leprizé en est le porte-parole.

Marianne : Pourquoi vous mobilisez-vous ?

Steven Leprizé : Auparavant, seul le diplôme des métiers d’art (DMA, bac+2) couronnait la formation aux métiers d’art. En septembre 2018, est venu s’ajouter le Diplôme National des Métiers d’Art et du Design (DNMADe)… Il trouve son origine dans le processus de Bologne et la réforme LMD (licence – maîtrise – doctorat) encadrant l’harmonisation des niveaux de diplôme d’enseignement supérieur, mais a surtout été imposé par la ministre de la Culture Françoise Nyssen.

Le référentiel du DMA était pourtant bon : les enseignements pratiques étaient articulés aux autres disciplines, de la physique-chimie à l’anglais, en lien avec le métier auquel on se formait. Aujourd’hui, le DNMADe réunit en un seul diplôme deux cursus distincts : le design et les métiers d’art. On passe de 3 200 heures de formation en deux ans à 2 900 heures en trois et le chef d’établissement se voit confier beaucoup de liberté dans la mise en place et l’utilisation des heures allouées.

Qu’est-ce qui pose problème ?

L’Inspection générale de l’Éducation nationale devait aider les établissements à mettre en œuvre cette réforme. Or, les inspecteurs ont davantage donné l’impression de l’imposer. En regroupant 35 DMA et six BTS en arts appliqués, la réforme a conduit à élaborer une matrice commune. Or, il n’y a pas de projet d’établissement, pas de référentiel précis comme c’était le cas avec le DMA, qui était caractérisé par une forte orientation vers le travail en atelier et les fondamentaux des métiers.

Nous n’avons pu accéder au texte qu’une fois paru au Journal officiel ! Nous avons alors observé qu’il mélange ce qui concerne les métiers et le design, laissant place à l’interprétation : certains y verront une orientation design, d’autres une orientation métiers d’art. Dès lors qu’il n’y a pas de politique d’établissement établie, nous aboutissons à des incohérences. En première année, par exemple, les élèves font de la démarche de projet en art appliqué et ne sont alors plus formés aux fondamentaux : dessin technique, histoire des styles, modelage etc. En fin de première année, le niveau des élèves est désormais largement inférieur à un niveau CAP. Nous avons aujourd’hui des termes flous : au lieu de « pratique professionnelle » ou « travail en atelier », on parle d’« atelier de création »… ce qui conduit à… du dessin sur table avec des professeurs même pas spécialisés dans un métier spécifique. La dimension technique s’efface.

Auparavant, la formation durant deux ans, les journées étaient bien remplies. Avec le DNMADe, la formation dure trois ans et les jeunes ont beaucoup de temps morts : des « heures d’autonomie ». Il y a quelques années, le temps d’atelier était de 16 ou 18 heures par semaine ; il est à présent de six à dix heures selon les établissements ! Ce dont ils ont besoin, c’est de pratique encadrée en atelier et de l’enseignement des fondamentaux des métiers ciblés. On ne peut pas laisser les matériels, l’outillage, les stocks à disposition sans encadrement.

En outre, l’atelier a un coût de fonctionnement élevé (coût des machines et de l’entretien, consommation d’énergie et de matériel…). Or, l’impératif budgétaire est central dans cette réforme. Le chef d’établissement de l’école Boulle, par exemple, a été placé pour résorber un déficit de 300 000 €. En cinq ans, il l’a ramené à 200 000 €. Pour cela, il a intérêt à gonfler les horaires en arts appliqués, car former en salle sur ordinateur coûte moins ! Pourtant, les jeunes ne viennent pas à l’École Boulle pour ça, mais pour apprendre un métier d’art. Entre la première et la dernière année, on atteint les 50% de démission ! C’est pire en province, au point que le lycée des métiers d’art de Saint-Quentin n’est même pas sûr d’avoir encore des élèves en L3 l’an prochain !

Cette réforme est également pensée pour permettre l’accession à un niveau licence dont nos étudiants n’ont pas fondamentalement besoin, pour ouvrir à une poursuite d’études dont ils n’ont pas envie… L’Éducation nationale est très dogmatique, attachée, depuis Jules Ferry, à l’idée d’« ascenseur social ». Dès qu’on parle de travail manuel, cela évoque l’ouvrier : si elle favorisait la formation professionnelle, elle ne remplirait plus sa mission. Il y a un rejet systématique de filières à connotation technique et manuelle. Pourtant, le texte dit clairement que l’objectif premier est la professionalisation, la poursuite d’études étant une possibilité en plus.

A moyen ou long terme, les professions des métiers d’art pourraient-elles se trouver menacées ?

Les mêmes inspecteurs généraux qui nous imposent cette réforme sont pourtant les premiers à reconnaître la nécessité d’un long apprentissage pour devenir un danseur étoile ! Pour les métiers d’art, c’est la même chose : pour apprendre, il faut répéter des gestes. Dans mon entreprise d’ébénisterie, Arca, j’ai reçu deux jeunes en stage de DNMADe. Ils ont démissionné après deux semaines sur le mois et demi prévu. Ils ne savaient rien faire.

Une mauvaise formation, cela impliquera, dans l’atelier, des gestes dangereux ou inadaptés, un vocabulaire technique absent ou insuffisant, un manque de maîtrise des outils et machines… Et que l’apprentissage soit pris en charge par les professionnels, ce qu’ils n’ont pas la capacité de faire.

Avec le DMA, le taux d’embauche était de 95 à 97 %, formant des gens qualifiés. Et on nous impose une réforme sans même avoir fait l’audit du DMA ! Ces formations avaient un lien très efficient avec le milieu professionnel. Aujourd’hui, après trois ans de DNMADe, les professionnels sont catastrophés par le niveau des stagiaires.

Quelle logique politique vous semble ici à l’œuvre ?

La vision gouvernementale des métiers d’art, c’est l’industrie du luxe, dont les groupes sont présents parmi les commissions qui établissent les diplômes. On a l’impression qu’on veut tuer les métiers d’art parce qu’ils coûtent trop cher. Les entreprises du luxe préfèrent des formations simplifiées : dans leurs chaînes de productions, elles ont besoin d’ouvriers spécialisés avec une étiquette « métier d’art », employables à bas coût.

Il y aura toujours des films et plaquettes publicitaires où vous verrez un sellier fabriquant une malle Vuitton à la main… mais de tels artisans d’art sont très rares dans ces entreprises. Elles favorisent la réalisation industrielle et abandonnent les savoir-faire traditionnels, qui sont perdus pour toujours.

Et pourtant, ce sont bien les artisans d’art qui entretiennent les palais et le patrimoine, font rayonner le prestige du savoir-faire français ! Quand Emmanuel Macron a lancé, il  y a un an, un concours national pour que des jeunes créent la table du conseil des ministres, ce sont des jeunes étudiants en métiers d’art de l’École Boulle et de l’École nationale supérieure des arts appliqués et des métiers d’art (Ensaama) ont gagné !

Que demandez-vous concrètement ?

Nous demandons un minimum de seize heures consécutives de pratique en atelier : il faut compter deux bonnes heures pour se lancer et des séances séparées, par exemple le mardi puis le vendredi, seraient inadéquates ;  que les cours hors atelier – dessin ou histoire de l’art, par exemple – soient liés en relation avec le métier ; que les proviseurs établissent un projet d’établissement qui prenne réellement en compte le sens des métiers d’art et inclue de la pratique en atelier ;  que le recrutement se fasse à nouveau par des entretiens physiques avec les jeunes – et non sur la base de candidatures sous forme de « books » au format PDF – et que l’élève se décide entre une orientation « design » ou une orientation « métiers d’art », car on ne peut pas être les deux ; que soit réalisé un bilan intermédiaire de ce DNMADe, incluant les observations des étudiants ; enfin, que soient augmentés les budgets pour faire fonctionner les écoles de métiers d’art.