Tribune, Par Camille Dejardin, Publié le 16/03/2023, Marianne
À Lannion, dans les Côtes-d’Armor, les élèves pourront bientôt utiliser leur smartphone en cours, notamment pour les contrôles, grâce à une innovation mise en place par l’entreprise ModCo. Professeure agrégée de philosophie et docteure en sciences politiques, Camille Dejardin explique dans une tribune en quoi ce nouveau pas de l’école numérique est problématique, selon elle.
Dans Le Meilleur des mondes, l’orientation est précoce. Les bébés Deltas, destinés à devenir d’obéissants travailleurs, ont des préférences tranchées avant de savoir marcher : on leur montre des livres, des fleurs, puis une salve de décharges électriques s’emploie à les en dégoûter. Shocking ! Nul besoin d’une telle violence dans le monde meilleur 2.0 : il suffit de les en tenir éloignés. Tout en leur mettant entre les mains, à la place, de chatoyants écrans leur répondant au doigt et à l’œil, et en ouvrant grand les fenêtres des institutions éducatives aux vents dominants de l’air du temps.
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On se flattera de « bienveillance » mais le dressage et le tri sont pourtant les mêmes. Car, sous le vernis ludique et accessible dont se pare le projet d’« École numérique », partie prenante d’une numérisation plus générale de toute la société, c’est bien l’enfermement dans l’immédiateté, l’inféodation générale à des technologies générant des profits privés et l’incapacitation irrémédiable des esprits que l’on instaure. Comment croire, tout bien considéré, qu’« utiliser le smartphone [en classe] peut être vertueux » ?
IDÉOLOGIE DANGEREUSE
Cela fait déjà plusieurs années que le B.Y.O.D. – Bring your own device, en bon français le recours des professeurs au matériel informatique et à la connexion personnelle des élèves en classe pour leur « mise en activité » voire leur évaluation – s’est installé dans le secondaire. Par idéologie, d’une part – la fameuse injonction à « éduquer au numérique » et à « s’ouvrir résolument au monde contemporain » (plusieurs variantes possibles) en exploitant les « outils de demain » qui font les addictions d’aujourd’hui. Par facilité et opportunisme, d’autre part, pour des enseignants et plus généralement une institution pressurée dont le matériel est toujours en retard sur celui du grand public… et chez qui l’évaluation par QCM, rapide et « non discriminante » pour des élèves dont l’illettrisme est désormais normalisé, est fortement encouragée. Après Pronote, Moodle, Kahoot et autres Pearltrees, aujourd’hui, c’est l’entreprise ModCo qui promet « un environnement sain et sécurisé dédié aux usages et ressources pédagogiques » pour « responsabiliser et non plus interdire ». Quel mal à cela ?
« Il s’agit bien d’un désastre sanitaire et cognitif de mieux en mieux documenté. »
D’abord, une évidence : faire du smartphone personnel un outil du cours ou de l’examen pour tous, c’est supposer que chaque élève en possède un… ou contribuer à contraindre les derniers réfractaires. C’est promouvoir une société où la prolongation de chaque individu par un objet technique marchand à la connectivité permanente ne relève plus vraiment du choix. Le droit à la déconnexion mais aussi celui à la non-standardisation en prennent un coup. Mais c’est en outre cautionner que l’école prenne le relais du temps libre et de la famille sans la surexposition des enfants aux écrans dès leur plus jeune âge – celle-là même que l’on déplore alors que chaque innovation l’encourage. Signe des temps et de la « dissonance cognitive » généralisée : le même journal, Le Parisien, est capable de titrer une interview « Écran en classe : “Utiliser le smartphone peut être vertueux” » le 9 mars 2023, quand il titrait « Surexposition des enfants aux écrans : l’Assemblée adopte des mesures de prévention » la veille, le 8 mars, en rapportant que les enfants de moins de deux ans passent déjà en moyenne plus de trois heures par jour devant un écran !
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Car il s’agit bien d’un désastre sanitaire et cognitif de mieux en mieux documenté, comme a pu le dénoncer il y a peu le collectif CoLINE, fondé par des parents d’élèves. Au total, c’est participer à une atmosphère de stimulation perpétuelle, uniformisée et faussement « interactive », et déposséder un peu plus chaque élève de l’imagination et des capacités de mémorisation, de raisonnement et donc d’esprit critique que favorise notamment l’expression manuscrite, dont toutes les études soulignent les bienfaits.
UNE VICTOIRE CONTRE L’ÉCOLE
Aussi devrait-on voir la numérisation de l’école pour ce qu’elle est : une victoire… pour la grande offensive contre l’école publique – et, plus largement, contre toute institution et toute chose commune – que l’on privatise ainsi implicitement, en déléguant ses fonctions à des outils individualisés et marchands, comme on le fait dans le même temps explicitement, par la destruction du statut de professeur ou l’approfondissement budgétaire et managérial de « l’autonomie des établissements ». Le dernier rapport du Conseil supérieur des programmes recommandant la suppression des concours de recrutement des enseignants confirme, s’il en était besoin, que l’objectif est bien de « mettre des adultes devant les classes » (avant leur remplacement rêvé par Chat GPT, sans doute), sans considération de savoir ou de compétence et, donc, sans statut ni reconnaissance. Une victoire par abrutissement, inhibant jusqu’aux possibilités d’émergence d’une contestation étayée.
« On voudrait une société d’esclaves qu’on ne s’y prendrait pas autrement. »
Une anecdote symptomatique parmi tant d’autres : alors que commencent ce lundi 20 mars les épreuves de spécialités du baccalauréat né de la dernière réforme, qui ne doit son maintien cahin-caha qu’à d’heureuses diversions conjoncturelles (le Covid, d’abord, et aujourd’hui la réforme des retraites), le ministre de l’Éducation nationale a annoncé ce mardi 14 mars sur Twitter une modification de l’emploi du temps de toutes les classes de terminale de France le vendredi 17, soit en organisant des révisions en interne, soit en annulant les cours des élèves – deux mesures au choix bien sûr justifiées par un « souci d’égalité », a fortiori quand certains lycées étrangers et d’outre-mer ont déjà passé leurs épreuves (on manque de mots). Par-delà l’improvisation, le non-sens organisationnel et pédagogique et le mépris du réel auquel son prédécesseur les avait habitués, à charge pour tous les « rouages » de l’institution de « s’adapter » au pied levé. Et de garder un œil sur son fil Twitter au cas où d’autres mesures seraient finement anticipées, sait-on jamais…
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Greffés à la machine, les hommes deviennent « pilotables » comme des choses. Les dystopies classiques représentaient un ordre implacable s’imposant par l’embrigadement brutal, la peur et la répression, « hypnopédie » centralisée ou « télécran » austère à l’appui. Mais la véritable aliénation n’est-elle pas celle qui se fait gratifiante et que l’on réclame de soi-même comme un divertissement, une simplification ou un confort chéris ? On voudrait une société d’esclaves qu’on ne s’y prendrait pas autrement.