JME 2022 : « La situation des enseignants camerounais aujourd’hui est pire que ce qu’elle était il y a quelques décennies. »

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JME 2022 : « La situation des enseignants camerounais aujourd’hui est pire que ce qu’elle était il y a quelques décennies. »

1- Ce 5 octobre, la communauté nationale et internationale célèbre la journée mondiale de l’enseignant. Dans quel contexte la présente édition se célèbre t-elle  au Cameroun ?

Dans notre pays, cette célébration se situe dans le contexte d’une crise aiguë de l’éducation. Une crise qui a cependant pris ces dernières années une coloration particulière en raison du nombre élevé de facteurs spécifiques aggravants que sont dans l’extrême septentrion national les exactions de la secte islamiste Boko Haram, dans la région de l’Est les conséquences de la présence importante et durable de réfugiés centrafricains combinée à l’exploitation anarchique de l’or à laquelle l’on a abandonné avec une incurie incroyable des pans entiers de la jeunesse locale, et dans les régions anglophones les terribles effets, en terme de déscolarisation massive, durable et difficilement réversible, du choix de la solution armée par les protagonistes pour régler un dissensus politique.   Ces facteurs s’agrègent ainsi aux inégalités anciennes frappant les zones rurales pauvres en infrastructures de toutes natures (routes, salles de classe, réseaux d’électricité et internet, hôpitaux, logements…), en équipements de base (tables-bancs, bibliothèques publiques et scolaires, laboratoires, terminaux de réception numériques…). Ces inégalités touchent de même des pans entiers de nos grandes villes frappés de grande pauvreté où l’on voit les taux d’échecs aux concours d’entrée en sixième passer au-dessus de 75% comme à Douala, Yaoundé, et sans doute également à Garoua, Limbé et Bafoussam. Aussi n’est-on plus étonné (on s’habitue malheureusement à toutes les catastrophes et c’est bien dommage !) de voir le nombre d’enfants et d’adolescents qui vadrouillent dans les rues de nos villes en prériode et aux heures de classe.  

2- Quelle est la situation actuelle de l’enseignant au Cameroun ?

Elle est pire que ce qu’elle était il y a quelques décennies. Il est recruté dans le corps sur une mauvaise base (les concours s’achètent depuis des années et une détestable inflation s’est même emparé de ce marché maffieux où les enchères flirtent désormais avec les cinq millions de nos francs), il est formé avec une approximation choquante (après plus d’une décennie d’implémentation de l’APC, les produits des écoles normales arrivent toujours sur le terrain démunis sur ce plan), sa carrière est gérée avec une absence de rigueur qui est un véritable pied de nez au Président de la République (lui donc la rigueur est l’un des deux fondements de sa conception de la citoyenneté). De rustine en rustine, l’enseignant camerounais tire plus que jamais le diable par la queue. En plus, le peu qu’on lui doit, il doit se battre pour qu’on le lui donne, ce qui est véritablement un comble. Mais au Cameroun, le comble n’est jamais tout à fait le comble. Les campus scolaires sont devenus des pièges mortels pour tout enseignant qui voudrait y faire sérieusement son travail : les élèves, de plus en plus organisés en gangs, y font régner leur loi, qui est celle de la terreur. Et vous croyez qu’on en a fini ? Loin de là : le sentiment même de l’inutilité de son travail est une autre dimension du calvaire de l’enseignant aujourd’hui. Qu’il enseigne mal ou bien, qu’il enseigne tout simplement ou qu’il ne le fasse même pas, soit qu’il est en grève ou qu’il filoute, cela n’altère que très marginalement les résultats aux examens officiels. Il n’est plus qu’une caution pour un système qui usine et distribue les parchemins, en se fondant sur des critères parfois fort éloignés de la pédagogie comme celui de l’équilibre régional.

3- Le 1er octobre dernier, l’intersyndicale a rendu public un communiqué sur les actions à mener par les syndicalistes pour porter leurs revendications. Parallèlement, les représentants des mouvements Ots, Ota et Seca ont publié un communiqué pour annoncer la reprise de la grève. Le moment n’est-il pas venu pour que les enseignants parlent d’une même voix étant donné que les problèmes sont les mêmes ?

Les enseignants parlent généralement d’une même voix, ce sont leurs organisations qui ne font pas chorus. Dans la situation actuelle, le dissensus se situe à la marge, ce qui est un réel motif d’espoir. L’intersyndicale ne partage pas la même vision de l’éducation et du syndicalisme que ceux qui refusent de s’associer à sa démarche, mais cela ne constitue pas un véritable problème. L’essentiel, en somme, c’est de ne pas se tromper de cible, et il semble que cela arrive à certains groupes. L’adversaire des travailleurs, ce ne sont pas les travailleurs, ce ne sont pas les organisations des travailleurs même celles dont on ne partage pas les orientations et les stratégies, ce sont les employeurs, les détenteurs de capitaux qu’il s’agisse de capitaux financiers ou politiques dans le cas de l’Etat. Le capital a les moyens de se payer les services des meilleurs stratèges et ne s’en prive pas dans la lutte contre les travailleurs et leurs organisations. Du coup, les mouvements des travailleurs ne doivent pas être des jacqueries : ils doivent être pensés en fonction non seulement du court mais du long terme ainsi que de toute l’intelligence dissimulée du camp d’en face. Tout ce qui contribue à fragiliser les syndicats, fût-ce provisoirement au bénéfice des travailleurs, contribue à la victoire à terme des employeurs. Il est donc impératif que les gens ne se trompent pas de camp : si certains estiment avoir de meilleures idées et stratégies que les syndicats, qu’ils sachent que les syndicats sont ouverts et qu’ils ont le devoir d’y apporter ces idées et stratégies pour renforcer le camp des travailleurs. Quant au mot d’ordre de l’intersyndicale, il essaie de ne pas confondre l’école et les véritables adversaires de celle-ci, ses fossoyeurs. Il ne faut jamais verser l’enfant avec l’eau du bain. Cette école, c’est notre jeunesse ; son destin est inséparable de celui de cette jeunesse. Les syndicats se battent pour de meilleures conditions de vie et de travail de leurs membres, mais pour pouvoir prendre en charge plus efficacement cette école et la jeunesse qui la fréquente. Les stratégies de lutte doivent permettre de préserver autant que faire se peut cette ligne rouge qui est une sorte de marqueur idéologique.

4- Que faut-il faire exactement pour que l’enseignant retrouve sa dignité au Cameroun ?

Il faut repositionner l’éducation/l’école au centre du village : c’est d’une véritable révolution idéologique qu’il s’agit. Il n’y a pas d’éducation de qualité sans enseignants de qualité. A partir de là, tout est dit. Nous devons sortir de la politique des petites mesurettes qui au fond ne servent que la communication politique. L’éducation n’est pas une affaire politique, c’est une affaire d’Etat. Ce ne sont donc pas de grands hommes politiques, mais de grands hommes d’Etat qui changent l’éducation dans un pays, et ce faisant, transforment le destin de nations entières. Pour beaucoup, il ne s’agit que faire du bien aux enseignants. Erreur profonde : les meilleures conditions de vie et de travail pour les enseignants sont le prix minimal pour chaque peuple/nation à payer si celle-ci veut bénéficier d’une éducation de qualité. Et pour cela, il est nécessaire de repenser de fond en comble notre système éducatif. Des états généraux après 30 ans, pour refonder l’éducation, la doter de nouvelles stratégies et de moyens à la hauteur de la nouvelle vision qu’on aura adoptée pour elle, est-ce trop demander à ceux qui nous gouvernent et qui dépensent nos impôts et leur temps que nous payons si chers à des activités qui par comparaison s’apparentent à des futilités ?

Une interview de Roger Kaffo Fokou initialement prévue pour Mutations