Education et réformes au Cameroun : pourquoi les innovations passent-elles si mal ?

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Education et réformes au Cameroun : pourquoi les innovations passent-elles si mal ? Image Facebook

Depuis quelques années, les ministères en charge de l’éducation s’activent autour des innovations en tous genres : système LMD dans le supérieur, professionnalisation des enseignements, approche par compétences et digitalisation dans le secondaire et même le primaire. La débauche d’énergie communicationnelle, le remue-ménage administratif orchestré, et même les ressources financières dépensées autour de ces innovations ne se justifient pas toujours à l’heure de l’évaluation, que l’on fait rarement. Pourquoi notre système éducatif a-t-il mal à ses réformes ? Il existe à cela des raisons mineures et des raisons majeures.

Prenons le cas des approches pédagogiques, notamment la plus emblématique de ces dernières années : les approches par compétences (APC). Elles succèdent à des approches par objectifs qui n’ont jamais été discutées ni même rigoureusement évaluées. Elles ont été adoptées par effet de contagion ou de mode : on les appliquait déjà ailleurs et cela suffisait. Ou alors les bailleurs de fonds nous le recommandaient avec insistance, c’est-à-dire très souvent enveloppe à l’appui. Prenons le détour d’un petit souvenir. Au cours d’une rentrée pédagogique du MINESEC, un éminent pédagogue des pédagogues, enseignant et responsable de département à l’Ecole Normale Supérieure de Yaoundé, avait convié pour parler de l’APC. Une sorte de service après-vente au rabais. Je lui avais soumis mes modestes interrogations : pourquoi a-t-on adopté au Cameroun sans débat l’APC qui est au cœur de violentes polémiques en Europe où elle s’applique depuis des décennies ? Il faut dire qu’en France encore aujourd’hui, l’évaluation selon l’APC reste un casse-tête irrésolu. Pourquoi les enseignants frais émoulus des ENS camerounaises semblent-ils découvrir l’APC seulement sur le terrain ? A la première question, l’expert a répondu en administrateur, disant clairement qu’il n’était qu’un haut commis de l’Etat et qu’à ce titre il n’avait pas à interroger les politiques de son employeur mais à les mettre en œuvre. La liberté pédagogique, pour ce pédagogue des pédagogues, ce ne pouvait être qu’une lettre morte, avis à tous ceux qui croient que l’enseignant est autre chose qu’un vulgaire agent d’exécution. A la deuxième interrogation, il s’est contenté de dire que les ENS faisaient leur travail, ce qui ne précisait nullement s’ils le faisaient bien ou mal. Quelques années plus tard, délivré de son obligation de réserve par une retraite méritée à plus d’un titre, il s’est découvert subitement grand pourfendeur de l’APC ! Comme vous le voyez, nous adoptons par principe des innovations sans les discuter, même lorsqu’elles sont l’objet de violentes polémiques là où nous les avons découvertes et empruntées. On ne les contextualise donc pas vraiment puisque pour le faire sérieusement, il faut en avoir discuté. Sur le terrain, quand ces gadgets s’appliquent mal, on ne s’interroge pas d’avantage sur leur disposition à subir une greffe réussie. Naguère, on avait initié les enseignants camerounais à la pédagogie dite des grands groupes, pédagogie empruntée en France où les grands groupes représentaient des classes de 15 élèves jusqu’à 25 ! Ici, une telle classe est une classe quasi-vide. Et du coup, les enseignants camerounais, armés des bribes de quelques séminaires, s’étaient retrouvés devant des classes de 80 à 100 élèves armés des outils conçus pour des classes de 15 à 25 élèves. Comment faire fonctionner dès lors des innovations adoptées dans de telles conditions ?

Un autre schéma, tout aussi sidérant, existe, et l’exemple le plus éloquent de ce dernier, c’est la digitalisation survenue dans le contexte de l’enseignement dit distanciel. La pandémie du Covid-19 pour cela a joué un rôle inestimable, notamment de cheval de Troie, faisant avaler la pilule avec le minimum de grimaces même de la part des plus avertis. Dans les pays où la digitalisation de l’éducation était déjà plus avancée, le trop-plein de la période covid-19 a permis d’ouvrir les yeux des décideurs sur des risques dissimulés jusque-là. En France par exemple, il y a aujourd’hui une volonté de réduire la voilure de la digitalisation de l’éducation, l’évaluation ayant montré non seulement les limites de celle-ci, mais également ses dangers. Au Cameroun, on n’en finit pas de s’extasier sur une innovation que l’on ose même pas interroger. Sommes-nous prêts à remplacer l’Homme par la machine y compris dans la formation de l’Homme ? Quelles en seront les conséquences à terme ? On ne forme pas des Hommes comme on fabrique des machines, ou comme on formate des robots. Il n’empêche, ici chez nous, la course à la digitalisation ne fait que commencer, et les enthousiasmes sont proportionnellement à l’inverse du niveau de discussion et de compréhension du sujet : moins on en discute, moins on comprend, et plus on en est enthousiastes ! Les enseignants et leurs élèves ont-ils les outils, la connexion internet et l’énergie électrique qui va avec ? Rien que sur ce dernier point, si le réseau électrique national couvre 90% de nos villes, il ne dessert que 20% des zones rurales : c’est donc la fracture assurée, encore une de plus ! Nous aimons mettre la charrue avant les bœufs : pourquoi ?

Dans le cas de l’éducation, on ouvre l’établissement et nomme ses responsables avant de l’avoir construit ; les élèves sont même recrutés sur la lancée. On l’a vu avec la réforme universitaire des années 1990, on le voit tous les jours dans le secondaire et le primaire. Parce que l’école n’a jamais véritablement constitué une priorité de l’agenda politique. Elle n’a jamais été au cœur d’une véritablement politique de développement. Avons-nous une politique de développement ? Celle qu’on décline dans les documents de stratégie qui se succèdent ? Une fois le budget dépensé pour réaliser lesdits documents consommé, qui se préoccupe de leur mise en œuvre ? De leur évaluation ? Une stratégie de développement, ce n’est pas d’abord un document, si fouillé et si épais soit-il : c’est avant tout une volonté politique incarnée. Si la taille et la qualité de notre ambition en matière d’éducation dépendent de puissances extérieures (la Banque Mondiale et le FMI, la France et la francophonie…), si nous ne comprenons pas l’importance d’avoir une exception camerounaise en chaque domaine, il nous sera difficile d’avancer. Mais cette dépendance extérieure, qui se manifeste par l’emprunt d’innovations élaborées par les autres d’abord pour eux-mêmes, par la soumission à des politiques imposées par des institutions financières qui ne rêvent que de désétatiser les secteurs sociaux, n’est pas le seul handicap sur notre route. Il faut y ajouter la propension à  la mauvaise gestion des marges qui nous sont laissées, la forme que nous voulons bien donner à cette sorte d’autonomie interne dans laquelle nous nous complaisons.

Le Cameroun s’est engagé à Jomtien en 1990, à Dakar en 2000 et plus récemment à Inchéon en 2015 à porter le financement de l’éducation entre 15 et 20% du budget ou entre 4 et 6% du PIB. Certains sont déjà au-delà de cette ligne. Même le plancher de cet engagement n’est pas aujourd’hui atteint par notre pays. Comment réussir des réformes sans le financement qui va avec ? Comment réussir la mise en œuvre de l’APC sans un recyclage systématique et substantiel des enseignants ? Comment digitaliser l’éducation sans équiper les établissements en énergie électrique, en équipements informatiques, sans former les enseignants à l’utilisation de l’outil informatique ? Est-il encore surprenant, au regard de ce tableau, que les innovations passent si mal dans notre système éducatif ?

Roger Kaffo Fokou, SG/SNAES