Plaidoyer pour la liberté d’expression au Cameroun.

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Plaidoyer pour la liberté d’expression au Cameroun.

Je peux me tromper mais jusqu’à ce que cela soit établi, j’affirme qu’aujourd’hui plus qu’hier, la liberté d’expression est en danger de mort au Cameroun. La récente lettre d’instruction du MINAT au Gouverneur du Littoral concernant Equinoxe TV, M. Serge Alain Otou et M. Le Bon Datchoua est un signal d’un virage inquiétant vers une forme de répression véritablement inquisitionnelle. Un signal annonciateur du pire, d’un véritable bond vers le passé.

J’ai eu le privilège douloureux de connaître l’époque du défunt Président Ahmadou Ahidjo. Jusques au dernier jour de son long règne, il a maintenu les Camerounais, en matière d’expression, dans un carcan non pas de fer mais d’acier. La presse de lors avait la liberté étriquée de parler de faits divers et de sport, sous condition de savoir dissocier ces banalités de la politique. Un écart, même infinitésimal, et le couperet s’abattait, inflexible, inexorable. Au début des années 1980, j’étais alors étudiant à l’université de Yaoundé, il ne faisait pas bon relâcher sa langue ni dans le bar du coin, ni dans le taxi de hasard. Une parole mal calibrée, mal placée, un simple égarement d’un instant et le pire pouvait vous tomber dessus, sous la forme alors habituelle d’une disparition et d’un internement dans quelque camp de « redressement » : Tcholliré, Yoko, Mantum… On avait alors appris chacun à résister à toute forme de tentation discursive. Dans leurs salles de classe, les enseignants devaient alors se faire experts en contorsions dans l’enseignement de l’histoire ou des œuvres littéraires engagées. On était constamment à la merci de la moindre délation et nombreux sont nos enseignants de l’époque à avoir payé leurs écarts d’un séjour prolongé au milieu de nulle part. Et puis M. Biya est arrivé en 1982…

Avec lui, la parole s’est libérée, véritablement. Comme il l’avait alors affirmé lui-même et il faut témoigner que sur ce plan-là il a longtemps tenu parole, il n’était plus nécessaire de prendre le maquis pour exprimer ses idées. Avec lui, les Camerounais ont pu manquer de pain, de bonnes routes, de bonnes écoles, de bons hôpitaux… mais ils n’ont jamais été empêchés de le dire. Avec lui, chacun a toujours pu dire ce qu’il avait sur le cœur même si M. Biya s’est arrangé pour qu’il soit impossible à qui que ce soit de le manifester. Cette page-là est donc en train de se tourner véritablement, non pas semble-t-il en vue d’une nouvelle avancée, mais tout bêtement d’un retour vers le passé.

Au fait, que reproche le MINAD à Equinoxe TV, M. Serge Alain Otou et M. Le Bon Datchoua ? Simple : que sur les antennes du premier, dans le cadre d’une émission animée par le second, le dernier a affirmé que « M. Biya est l’une des malchances que le Cameroun ait connues ». Le MINAD trouve alors les faits d’une « gravité avérée ». Mais de quels faits s’agit-il exactement ?

La question a l’air toute banale mais il faut bien se la poser, puisqu’il n’y a pas véritablement « fait » mais « opinion ». Le Bon Datchoua, n’a pas « fait quelque chose », il a « dit quelque chose ».  Quoi exactement ? Que « M. Biya est l’une des malchances que le Cameroun ait connues ». Dans cet énoncé, « Biya » et « Cameroun » sont les seuls éléments objectifs, qui échappent pour leur compréhension à toute espèce d’interprétation. On ne peut pas, concernant ces deux éléments, poser la question « Qu’est-ce que tu as voulu dire ? » parce que M. Biya sera toujours M. Biya et le Cameroun sera toujours le Cameroun. Il reste donc « malchance » : c’est la mauvaise chance. Et c’est quoi la chance ? C’est l’aléa, le sort, le hasard, la fortune, c’est-à-dire quoi ? Nous sommes en présence d’un élément psychologique. Ce qui est une chance pour les uns est simultanément une malchance pour les autres. On ne peut donc pas culpabiliser la malchance sans en faire autant de la chance. Est-ce que si je dis que « M. Biya est l’une des chances que le Cameroun ait connues » ce sera des « faits dont la gravité est avérée » ? Si ce n’est pas le cas, alors il est absurde de tenir pour coupable de fait dont la gravité est avérée celui qui affirme le contraire de ce propos. Celui qui affirme avoir eu de la chance est souvent seul à savoir le contenu qu’il donne à ce vocable, de même en est-il de celui qui affirme être victime de malchance. En l’occurrence, comme il s’agit d’une opinion, d’un énoncé subjectif, son contenu n’est déterminé que subjectivement, un peu comme une auberge espagnole : chacun n’y trouve que ce qu’il y a apporté. Le reste n’est que pure inquisition.

« Sans la liberté de blâmer, il n’est point d’éloge flatteur », disait si  bien Beaumarchais dans Le Mariage de Figaro. On peut, même à défaut de mettre un contenu objectif au propos de Le Bon Datchoua, démontrer qu’il a voulu blâmer le Chef de l’Etat. Il sera en effet difficile d’affirmer que « malchance » est un connoté mélioratif. Ce contenu appréciatif négatif qu’il attribue au Chef de l’Etat évalue quoi ? Son physique ? Son intelligence ? Sa sagesse ? Sa vie privée ? Manifestement non : il s’agit sans faute de sa vie publique : il est une des malchances non pas pour lui-même, ni pour sa famille, mais pour le Cameroun. Il l’évalue donc comme Chef de l’Etat camerounais. En tant que membre actif d’un parti d’opposition, y a-t-il une quelconque surprise à ce que M. Datchoua ait et énonce une appréciation radicalement négative de l’action politique de M. Biya ? Il me semble que non. Le contraire eût été plus surprenant. Bénéficie-t-il du droit d’agir ainsi ? Il serait intéressant qu’il soit démontré qu’il n’en a pas le droit.

Au-delà d’Equinoxe TV, de M. Serge Alain Otou et de M. Le Bon Datchoua, c’est l’héritage positif le plus indiscutable de M. Biya qui est en train de s’effondrer. S’il est une chose dont on est sûr que son bilan portera toujours côté crédit, c’est certainement d’avoir donné aux Camerounais la liberté d’expression. Mais ce legs va-t-il résister à la bourrasque de cette fin de règne ? Et si ce mur porteur, si isolé, s’effondre, que va-t-il rester debout d’ici la fin ? Et à quoi les Camerounais, notamment les instruits d’entre eux qui aiment tant à se chamailler sur les plateaux de télévisions, les antennes de radios, dans les journaux et les médias sociaux, eux qui sont si silencieux en cette heure grave où l’on fusille sur la place publique la liberté d’expression, à quoi croient-ils qu’il va leur falloir s’attendre ?

Roger Kaffo Fokou, écrivain.